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La distinction entre la fraude et la soustraction était «un château de cartes»

Selon Henri Torrione, professeur de droit fiscal et de philosophie du droit à l’Université de Fribourg, la vérité est que la Suisse n’avait pas de bons arguments pour défendre sa position. Mais le débat était faussé par les enjeux politiques et économiques de la question.

Selon Henri Torrione, professeur de droit fiscal et de philosophie du droit à Fribourg, la Suisse n’avait aucun bon argument à faire valoir.

Le Temps: La Suisse a cédé. Y avait-il d’autres solutions?

Henri Torrione: Il n’y avait pas d’autre bonne solution. La Suisse serait rentrée dans une guerre de tranchées qu’elle aurait de toute façon perdue. La vérité est que la Suisse n’avait pas de bons arguments pour défendre sa position.

– Le Conseil fédéral et les banques ont toujours dit le contraire…

– C’était un château de cartes. Les non-spécialistes ignorent à quel point rien ne tient dans la construction intellectuelle qui nous a amenés à imposer la distinction entre fraude et soustraction fiscales aux Etats étrangers. Elle est parfaitement défendable sur le plan national, appliquée aux contribuables suisses déclarant leur revenu et leur fortune. Mais elle ne tient pas quand on veut s’en servir pour ne pas accorder l’entraide aux Etats étrangers.

– Pourquoi?

– Pour des raisons tenant aux modalités de perception de l’impôt. Beaucoup de pays, et notamment les pays anglo-saxons, ne connaissent pas notre système où la déclaration d’impôts du contribuable est distincte de la décision de taxation du fisc. Ils perçoivent les impôts directs par des procédés comparables à ceux par lesquels la TVA est prélevée en Suisse, c’est-à-dire à travers une taxation effectuée par le contribuable lui-même, le fisc n’intervenant que pour des contrôles ponctuels de contribuables sélectionnés aléatoirement. Or en matière de TVA en Suisse, la distinction entre la fraude et la soustraction n’est pas pertinente pour l’accès aux données bancaires. Dans ces conditions, il est impossible de convaincre ces Etats du bien-fondé de notre position vis-à-vis d’eux. Il ne faut quand même pas oublier qu’en matière d’entraide, il s’agit de leurs impôts, pas des nôtres. La Suisse ne peut pas décemment leur dire qu’ils n’ont qu’à prélever l’impôt sur le revenu, comme nous.

– La Suisse aura tenu longtemps…

– Elle a tenu tant qu’elle a pu en se disant «pourvu que ça dure». Vu ses résonances politiques et économiques, le sujet était très sensible. Il faut admettre qu’il n’était pas discuté librement. Plus une position est faible, plus il est difficile d’en débattre ouvertement. Mais plus elle est faible, plus elle finit par être dangereuse, y compris pour ceux qu’elle est censée protéger.

– Les concessions annoncées seront-elles suffisantes pour désamorcer les pressions?

– La grande crainte, c’est évidemment que la Suisse se voie réclamer un échange automatique des informations bancaires. Cela voudrait dire que les banques suisses devraient fournir aux autorités fiscales helvétiques les données concernant leurs clients résidant dans tel ou tel pays, ces informations étant ensuite transmises au fisc de l’Etat concerné. C’est en quelque sorte le scénario d’horreur. Ce n’est pas un objectif prioritaire de l’OCDE, mais l’UE y tient. Je crois néanmoins que la position de la Suisse, après le revirement radical de vendredi, est tout à fait bonne. L’échange automatique répond à un degré d’intégration très poussé entre les Etats concernés, et la Suisse n’est pas dans cette situation. Il y a maintenant une position qu’il est possible de défendre avec force et persévérance, et non pas simplement en se disant «tant que ça dure, tant mieux».

– Le Conseil fédéral ne dit rien d’une adaptation en matière d’entraide judiciaire, qui repose aussi sur la distinction entre fraude et soustraction. Faut-il s’attendre à une remise en question sur ce plan-là aussi?

– Logiquement oui, et je pense que la question pourrait se poser assez rapidement dans le cadre de notre participation aux Accords de Schengen. Nous avons en effet négocié une clause qui nous permet de ne pas coopérer à la répression de la simple soustraction fiscale. Mais les pressions qui se sont exercées ces derniers temps visaient clairement la coopération entre administrations fiscales prévues par les conventions de double imposition, et pas l’entraide judiciaire en matière pénale.

– Quand la Suisse fournira-t-elle effectivement des informations pour de la soustraction?

– Il faut d’abord que des Etats demandent une renégociation des conventions de double imposition. Je pense qu’ils vont être nombreux à le faire rapidement. Le parlement fédéral aura ensuite son mot à dire. Un point très important sera les délais transitoires que la Suisse négociera pour permettre aux contribuables potentiellement concernés de prendre leurs dispositions en fonction de cette nouvelle donne. Le Conseil fédéral l’a souligné, il veut impérativement «des solutions transitoires équitables», et c’est légitime.