Fortunes
Grande pourfendeuse du secret bancaire en Suisse et dans le monde, l’Amérique est à son tour accusée d’opacité fiscale. A raison, disent les spécialistes. Ils déconseillent pourtant d’y cacher des fonds non déclarés

C’est un peu l’histoire de l’arroseur arrosé. Après avoir mené durant près de vingt ans la croisade mondiale contre le secret bancaire, les Etats-Unis sont accusés d’être devenus le dernier, et le plus grand paradis fiscal de la planète.
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En octobre dernier, une délégation du Congrès américain en visite en Suisse a été confrontée à ce reproche – celui de ne pas être à la hauteur des règles qu’ils ont imposées au reste du monde. «Cela fait des mois que nous évoquons ce problème avec les Américains, de concert avec d’autres pays, explique Katja Gey, qui dirige la diplomatie financière du Liechtenstein. J’ai moi-même rencontré les parlementaires américains à Berne. J’ai eu l’impression qu’ils n’étaient pas très conscients de cette situation, mais ils ont compris ce qu’on leur a dit.»
La meilleure juridiction pour rester «private»
L’opacité fiscale des Etats-Unis est aujourd’hui le grand sujet de discussion des connaisseurs de la finance offshore. Le 1er juillet à Amsterdam, devant quelque 600 spécialistes des trusts et de la planification patrimoniale, l’avocat genevois David Wilson animera une conférence au titre éloquent: «L’Amérique est-elle la nouvelle Suisse?» Pour lui, la réponse est oui.
«Aujourd’hui, un client français qui ouvre un compte non déclaré dans une grande banque à New York ne fait l’objet d’aucun échange d’informations vers la France, dénonce-t-il. Et si mes clients fiscalement conformes me demandent où est la meilleure juridiction pour rester discrets, je ne peux pas leur mentir, ce sont les Etats-Unis.»
Un article de l’agence Bloomberg décrivant l’Amérique comme «nouveau paradis fiscal préféré» des grandes fortunes a enflammé le débat fin janvier. Mais chez les spécialistes, le problème américain est connu de longue date. Il tient en deux notions: échange d’informations incomplet et opacité des structures.
L’OCDE critique la lacune américaine
En 2018, toutes les places financières devraient échanger automatiquement des données sur les comptes bancaires dans le cadre d’un système appelé CRS (Common Reporting Standard). Les Etats-Unis, qui disposent d’un mécanisme plus limité fonctionnant surtout à leur profit, Fatca, sont l’un des seuls pays à ne pas y participer.
Plus grave, sur sol américain, les sociétés offshore et autres coquilles juridiques qui couvrent l’évasion fiscale peuvent empêcher d’identifier leurs bénéficiaires effectifs. Washington promet de résoudre ce problème depuis au moins dix ans, sans honorer son engagement.
Au Delaware, si vous n’êtes pas actif aux Etats-Unis, l’information sur le bénéficiaire n’existe pas. Les Américains ne peuvent pas échanger l’information.
Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE, résume ainsi la lacune américaine: «Avec Fatca, les Etats-Unis récupèrent des informations bancaires du monde entier, les soldes des comptes, les intérêts, les dividendes, les transactions. En sens inverse, ils font parfois de la réciprocité, mais pas avec tout le monde. Et même s’ils font de la réciprocité, ils s’engagent seulement à faire des «de leur mieux» (best efforts) pour transmettre les informations. Ils n’ont pas d’obligation de résultat.»
Ce n’est pas tout: «Dans ce qu’ils transmettent, il manque les soldes, les transactions, les dividendes, et tous les cas où le compte est détenu par des structures, des trusts ou autres, complète Pascal Saint-Amans. Au Delaware notamment, si vous n’êtes pas Américain, pas actif aux Etats-Unis, l’information sur le bénéficiaire effectif n’existe pas. Les Etats-Unis, techniquement, ne peuvent pas échanger l’information.»
Ces lacunes sont si flagrantes que l’ONG Tax Justice Network, critique traditionnelle de la Suisse et des paradis fiscaux, pourrait placer les Etats-Unis au sommet de son palmarès de l’opacité fiscale d’ici à 2020, affirme son directeur, John Christensen.
Aujourd’hui déjà, chez les professionnels suisses de la gestion de fortune, l’idée d’utiliser l’Amérique pour mettre à l’abri les derniers clients non déclarés gagne du terrain.
Un jeu de l’oie désespéré
Dans son bureau discret de la Vieille-Ville de Genève, Bruno Richer a pu constater la popularité croissance de l’option américaine. Sa société, Ab Initio Conseil, régularise notamment des fortunes françaises non déclarées. «Ceux qui proposent les Etats-Unis aujourd’hui ont proposé successivement Dubaï, Singapour, l’île Maurice, Hongkong et dernièrement le Panama», commente-t-il.
Selon Bruno Richer, ce jeu de l’oie désespéré sert moins les clients que leurs conseillers et gérants de fortune, qui tarifient chèrement les dispositifs de plus en plus complexes censés échapper à l’échange d’information.
Exemple donné par un gestionnaire indépendant genevois: «On peut créer un broker-dealer [courtier en titres] aux Bahamas, avec un compte omnibus aux Etats-Unis. Ce qui permet de dire: je gère 250 millions pour 80 clients, mais je ne vous dis pas qui sont les clients. Cela fait au moins deux ans que les professionnels ici regardent ce type de solution, mais personne ne va fanfaronner pour dire si au final ça marche ou non.»
La hantise du CRS
Le très élitiste cabinet d’avocats Withers Bergman, implanté lui aussi à Genève, a produit dès 2014 une note qui donnait «dix raisons d’utiliser les Etats-Unis comme paradis fiscal». L’Amérique, écrivaient les avocats, permet de «se cacher en plein jour» dans un pays qui, grâce à son statut hégémonique, ne figurera jamais sur les listes noires de paradis fiscaux non coopératifs.
Depuis, l’intérêt des clients ne s’est pas relâché, au contraire. «Les Etats-Unis sont vraiment le sujet du moment, confirme Justine Markovitz de Withers à Genève. J’en parle avec mes clients cinq à dix fois par jour. Ce n’est pas une question de fiscalité, parce que leurs affaires sont en règle, mais de transparence: ils veulent comprendre ce que leur propre gouvernement va apprendre de leur vie privée. De ce point de vue, le CRS est beaucoup plus radical que Fatca.»
En Suisse, des compagnies comme CISA Trust à Genève ou Trident Trust, à Zurich, auraient basculé une bonne partie de leur clientèle vers les Etats-Unis – notamment des Sud-Américains qui craignent pour leur sécurité si le montant de leur fortune finit par être communiqué à leur pays d’origine.
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Malgré tout, tous les spécialistes que nous avons interrogés déconseillent l’option américaine pour abriter des fonds non déclarés. D’abord parce que malgré ses lacunes, le pays échange beaucoup d’informations avec le reste du monde. En 2007, dernière année pour laquelle des chiffres sont disponibles, il traitait 1000 demandes d’informations fiscales étrangères par an. Et il a signé des accords d’échanges d’informations réciproques avec 34 pays de l’Union européenne et du G20.
«Vous serez broyés»
Le système judiciaire américain permet aussi de poursuivre n’importe quel client ou banquier étranger qui dissimulerait des fonds non déclarés aux Etats-Unis.
«Demain, un procureur peut vous inculper pour blanchiment et vous serez broyés par la justice américaine», prévient l’avocat genevois et professeur de droit bancaire Carlo Lombardini. Qui souligne aussi que «rien n’empêche les Etats-Unis de prendre tout un tas de données et de les balancer partout dans le monde.»
C’est la grande différence entre l’Amérique d’aujourd’hui et les paradis fiscaux d’antan. Les Etats-Unis n’ont jamais pris l’engagement durable de protéger les clients étrangers, a fortiori les évadés fiscaux. Il leur manque la loyauté envers les fortunes non déclarées qui a pu animer la Suisse ou les îles des Caraïbes, observe le spécialiste des paradis fiscaux Ronen Palan.
Pour Bruno Richer, l’idée d’un dernier refuge américain est «suicidaire». Son seul conseil aux clients non déclarés est de se régulariser au plus vite. «C’est comme si vous étiez à 250 km/h sur l’autoroute, et que dans 3 km vous avez un mur en béton. Il n’y a aucune autre solution que de ralentir et de s’arrêter. Tout le reste est un danger pour celui qui le conseillerait et celui qui le ferait.»
Collaboration: Emmanuel Garessus