Pourquoi parler d’échec de la finance durable alors? «Elle peut nous aider à remporter le combat pour la durabilité, mais nous n’y sommes pas encore», répond Falko Paetzold, chercheur en finance durable et auteur d’une tribune sur l’échec de celle-ci, publiée le 18 mai. A l’Université de Zurich, Falko Paetzold dirige le Center for Sustainable Finance & Private Wealth (CSP), qui est coauteur de l’étude de Swiss Sustainable Finance.
Boîte à outils
Selon lui, la boîte à outils qu’est la finance durable est mal utilisée: «Les flux de capitaux commencent à s’orienter vers des solutions vraiment efficaces contre les problèmes à résoudre en matière environnementale, sociale ou de gouvernance (ESG), mais jusqu’ici, le cancer que représentent les activités non durables a été traité avec de l’aspirine, ce qui a été inefficace. Il faut passer à d’autres remèdes.»
Les approches préconisées par Falko Paetzold sont regroupées sous l’appellation «Engagement ESG» dans l’étude de SSF. Il s’agit des moyens par lesquels un investisseur peut chercher à influencer une entreprise, notamment en instaurant un dialogue ou en votant lors des assemblées générales. L’engagement ESG est la deuxième approche la plus utilisée en Suisse et progresse de manière notable (+65% l’an dernier), selon l’étude de SSF, qui montre également que les investisseurs utilisent dorénavant plusieurs stratégies durables. L’investissement d’impact lui-même – c’est-à-dire le financement de projets sur le terrain avec un effet sur les dimensions E, S ou G – demeure minoritaire par rapport aux autres stratégies responsables: 85 milliards de francs en Suisse, contre plus de 1000 milliards chacun pour l’intégration de critères ESG et l’engagement actionnarial.
Le chercheur n’est pas partisan d’exclure systématiquement les entreprises ou secteurs d’activité polluants. Il s’oppose sur ce point à l’ancien responsable des investissements durables chez BlackRock, le plus grand gérant d’actifs du monde, qui regrettait récemment que de nombreux fonds verts soient investis dans les énergies fossiles. «Les gérants s’occupent surtout de protéger leurs investissements contre de possibles dégâts engendrés par une détérioration du climat, plutôt que d’aider à empêcher que ces dégâts ne se produisent», écrivait Tariq Fancy mi-mars dans USA Today. Falko Paetzold voit les choses différemment: l’investisseur doit faire son choix. S’il ne veut pas d’énergies fossiles dans son portefeuille, il peut exclure les entreprises du secteur; s’il veut changer cette activité, il peut dialoguer avec ses acteurs.
Problème de conseil
Les stratégies d’impact ne sont pas utilisées davantage, «car les conseillers à la clientèle ne sont pas suffisamment formés sur les thématiques durables, poursuit le chercheur, dont la thèse de doctorat portait sur cette question. Nos études montrent qu’ils reçoivent en moyenne une heure de formation spécifique, en tout et pour tout. Les conseillers ne savent pas comment aider leurs clients à trouver quel type d’investissement responsable leur convient le mieux.»
Le manque de temps est également invoqué: «Les banques doivent reconnaître que cette démarche prend du temps et qu’elle est plus risquée, car il s’agit de produits financiers récents.» Les institutions financières ont pris conscience du problème et cherchent à mieux former leurs équipes, souligne néanmoins Falko Paetzold, par ailleurs professeur assistant à EBS Wiesbaden, une université allemande. Elles feraient mieux, car près de 40% des individus très fortunés interrogés pour une autre étude du CSP déclarent chercher un nouveau conseiller, avec une expertise plus marquée en finance durable. Le CSP fait également de la formation en matière de durabilité.
D’autres raisons peuvent expliquer que les produits d’impact ne soient pas plus vendus aux clients. Un conseiller doit leur constituer un portefeuille diversifié; vendre toutes les actions pour acheter des parts de fonds durables, souvent illiquides, ne serait pas forcément sensé du point de vue de la gestion. Un conseiller est aussi naturellement enclin à proposer des produits dont il sait qu’ils seront bien reçus. Enfin, les caisses de pension sont également peu investies dans l’impact, car la réglementation les empêche souvent d’investir massivement dans ce type de produits.
Le crédit, véritable levier
«Est-ce que la finance durable a rendu le monde meilleur? En fin de compte, pas vraiment; les émissions de CO2 et les niveaux de pollution restent très élevés par exemple, enchaîne Philipp Krüger, professeur de finance à l’Université de Genève et chercheur en finance durable. Mais il ne faut pas sous-estimer ce qui a été déjà atteint: la durabilité est partout, le secteur financier a été sensibilisé. Néanmoins, on ne peut pas s’arrêter là, il reste beaucoup à faire, les investisseurs devraient se montrer plus actifs en tant qu’actionnaires. C’est la prochaine étape, elle sera cruciale.»
En matière d’impact, le véritable enjeu ne se situe pas sur le marché secondaire, où les investisseurs achètent et vendent des actions, poursuit Philipp Krüger: «Il serait naïf de croire qu’une réallocation du capital sur les marchés secondaires aurait un effet sur les entreprises. Avec l’abondance de capital sur les marchés privés par exemple, les entreprises ne dépendent plus autant des financements reçus des marchés boursiers que par le passé.» En gros, qu’une action soit détenue par un investisseur ou un autre ne change rien pour la société concernée.
Les acteurs du tabac ou de l’alcool en offrent un bon exemple, selon lui: «Les grands investisseurs institutionnels sont moins investis qu’auparavant. Les cours ont un peu baissé, ce qui rend ces entreprises plus attractives pour des investisseurs moins contraints par des considérations sociales.»
En revanche, le marché primaire offre un levier intéressant, conclut le chercheur genevois: «Si une grande banque décide de ne pas renouveler une ligne de crédit ou de se retirer d’un prêt syndiqué, l’impact sera beaucoup plus fort. Il faut renforcer les dimensions de durabilité dans les mécanismes de crédit.»