«La fin de l’euphorie des valeurs technologiques est proche. Et c’est tant mieux»
Bourse
Michael Wade, professeur à l’IMD prédit un arrêt brutal de la surchauffe du Nasdaq, soit durant l’hiver 2016. Une chance, selon lui, pour les entreprises traditionnelles

Pour Michael Wade, professeur d’innovation et de stratégie à l’IMD, la question n’est pas de savoir si, mais quand aura lieu la correction et son ampleur. Ce dernier est convaincu que les valeurs prêtées aux sociétés technologiques sont de par trop décorrélées de la réalité, la plupart d’entre elles accusant une absence de rentabilité, voire même de chiffre d’affaires notable. Entretien avec Jialu Shan, chercheuse au centre de disruption digitale de l’IMD et Cisco, qui a participé à la rédaction d’un article scientifique sur la question.
Le Temps: Qu’est-ce qui vous fait dire qu’une bulle technologique est en train d’enfler?
Jialu Shan: Plusieurs signaux. Par exemple, le Nasdaq culmine actuellement autour des 5000 points, soit trois fois qu’il y a sept ans. En comparaison, le Dow Jones a progressé deux fois moins vite. Le dernier pic comparable des valeurs technologiques date de 2000, année d’éclatement de la bulle Internet.
À quoi est due cette fièvre indicielle?
Ce sont les venture capitalistes [VC] qui l’alimentent. D’un peu moins de 50 milliards de dollars dans le monde il y a quatre ans, leurs financements ont bondi à près de 90 milliards en 2014. Ils sont même passés à 100 milliards au 3e trimestre de cette année.
Pourquoi jugez-vous malsaine l’ampleur de ces appétits?
Parce que l’on assiste à une démultiplication des montants investis, avec une concentration de capitaux. On recense, fin 2014, moins d’une trentaine de contrats de 100 millions de dollars, pour une seule start-up. Ce chiffre a plus que doublé cette année.
Peut-on vraiment en déduire une surchauffe inquiétante?
Oui. Car cette surenchère dans les paris traduit des valorisations insensées. Avec pour conséquence une explosion du nombre de licornes ces sept dernières années. De quatre entreprises non encore cotées et estimées à plus de 1 milliard de dollars en 2009, nous sommes passés à 142 il y a deux mois!
Certes, mais cette euphorie de financement n’implique pas forcément de correction à l’avenir.
Non, mais la frénésie de certains VC leur fait prendre des risques inconsidérés. Il y a 20 ans, le processus de placement prenait du temps, il fallait enquêter. Aujourd’hui, les acteurs, moins prudents, sont en train de s’emballer.
Qu’en est-il des fondamentaux liés à ces capitaux?
Justement, la plupart des licornes perdent de l’argent. Un exemple: Didi Kuaidi, l’application concurrente d’Uber et qui domine le marché chinois, vient de lever le record mondial de trois milliards de dollars au 3e trimestre 2015. Pourtant, cette société, pour l’heure valorisée à 13 milliards de dollars, reconnaît n’avoir aucun projet de bénéfices ces cinq prochaines années. Elle s’autoproclame même «la start-up internet qui a dilapidé le plus d’argent». Jet.com, lancé en juillet dernier avec pour ambition de devenir le plus grand club entrepôt du Web, admet aussi ne pas gagner un seul centime sur ses ventes. Elle perd même de l’argent. Sans oublier Uber, l’archétype de la surévaluation. Personnellement, j’adore ses services, mais cette entreprise n’est pas rentable. Après seulement cinq ans de vie, son estimation à plus de 60 milliards de dollars – soit autant qu’Honda ou Dupont – est totalement décorrélée de la réalité. Idem pour Snapchat qui, malgré ses 100 millions d’utilisateurs, ne génère guère de chiffre d’affaires, mais reste néanmoins valorisé à 12 milliards de dollars.
À quand le prochain crash?
Le professeur Michael Wade estime qu’une forte correction interviendra dans les prochains 12 mois, soit avant 2017. Pour ma part, je ne saurai m’avancer sur un délai. Ni même prédire si son intensité sera supérieure ou moindre à l’éclatement de la bulle de 2000. Mais une chose est sûre: la tempête aura bien lieu. Ce qui n’est peut-être pas une si mauvaise chose.
C’est-à-dire?
À court terme, la correction sera douloureuse. Les valeurs technologiques vont plonger, entraînant dans leur chute les autres marchés. Les capitaux vont se tarir et des centaines de milliers de personnes vont perdre leur emploi. D’ailleurs, on assiste déjà à des licenciements collectifs chez d’ex-licornes, comme Twitter, Fab.com, Evernote, etc. Sur le long terme toutefois, l’argent sera redirigé vers les bonnes entreprises, celles qui justement en gagnent. Tout comme les talents, dont le bassin a été asséché par les sociétés Internet. Lorsque s’en sera fini de l’engouement pour les entités technologiques non-viables, déformant notre perception des enseignes traditionnelles, ces dernières, en cours de transformation numérique, pourront à leur tour saisir leur chance pour disrupter leurs marchés. Il est temps pour elles de se préparer, la correction ne va pas stopper la digitalisation de l’économie.