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Finance durable: pourquoi exclure ne sert à rien

Un investisseur qui évite les entreprises polluantes ou néfastes pour la société n’engrange pas de meilleures performances et ne contribue pas à l’amélioration des pratiques de ces sociétés, selon une étude du centre Enterprise for Society, dévoilée lors de la soirée des élus du Forum des 100 organisée mercredi par «Le Temps»

Les groupes pétroliers comme l'américain ExxonMobil semblent des candidats tout trouvés pour les adeptes de la finance durable qui souhaitent procéder à des exclusions. Mais cette stratégie n'atteint pas souvent ses buts. — © Karen Bleier/AFP
Les groupes pétroliers comme l'américain ExxonMobil semblent des candidats tout trouvés pour les adeptes de la finance durable qui souhaitent procéder à des exclusions. Mais cette stratégie n'atteint pas souvent ses buts. — © Karen Bleier/AFP

L’exclusion est l’une des stratégies d’investissement durable les plus pratiquées dans le monde, et pourtant, elle est largement inefficace. Eviter d’investir dans des entreprises polluantes ou non éthiques n’aide pas à obtenir de meilleurs rendements et ne permet pas non plus d’influencer ces entreprises pour qu’elles rendent leurs pratiques plus durables. Ce sont les conclusions d’une étude du centre Enterprise for Society (E4S), une initiative conjointe de l’Unil, de l’IMD et de l’EPFL qui réfléchit à la transition vers une économie plus respectueuse de l’environnement et plus résiliente, dévoilée mercredi soir lors de la soirée des élus du Forum des 100 organisée par Le Temps.

En Suisse, l’exclusion était utilisée pour gérer 972 milliards de francs d’avoirs en 2020, sur un total de 1520 milliards investis de manière durable, selon une étude de Swiss Sustainable Finance publiée en juin dernier. Cette approche est populaire pour plusieurs raisons. Elle est simple: il suffit de ne pas acheter des actions d’entreprises que l’investisseur n’aime pas, parce qu’elles détruisent l’environnement ou nuisent à la société. Les effets de cette stratégie semblent évidents. Si de nombreux actionnaires vendent les titres d’une société, son cours baissera, ce qui amputera les bonus des dirigeants. L’image de l’entreprise sera dégradée et elle peinera à attirer des capitaux. Trois raisons qui devraient l’amener à améliorer ses pratiques.

Se coordonner et en parler

Dans la réalité, «vendre une action cotée n’a pas d’incidence directe sur l’entreprise concernée; ses actions ne font que changer de mains, analyse Jean-Pierre Danthine, directeur général d’E4S et co-auteur avec Florence Hugard de l’étude. Pour qu’une pression s’exerce sur le cours d’une action, il faut que les ventes soient massives, soit parce que le vendeur est un géant de la finance, soit parce que plusieurs investisseurs ont formé une coalition.»

Autre nécessité, poursuit l’ancien vice-président de la Banque nationale: que les vendeurs fassent connaître publiquement leur intention de désinvestir et les raisons qui vont avec. L’entreprise ainsi stigmatisée aura plusieurs options possibles: admettre ses torts et s’engager à corriger ses pratiques; ou essayer d’améliorer son image (greenwashing), ou encore ne rien faire, détaille le white paper de l’E4S, qui s’appuie sur de nombreuses études académiques.

Si elle provoque une baisse des cours, l’exclusion peut même avoir des effets pervers, en rendant les actions concernées plus attractives pour des investisseurs qui ne prendraient pas en compte des considérations ESG (pour environnement, social et gouvernance).

Contre-productive

L’exclusion est également peu productive «car elle ne permet pas d’influencer la stratégie de l’entreprise, alors que des investisseurs, surtout s’ils sont importants ou membres d’une alliance, peuvent lancer un dialogue avec les dirigeants de la société concernée», reprend Jean-Pierre Danthine, également professeur à l’EPFL. Ce type de dialogue constitue une autre approche de la finance durable, appelée l’engagement, et dont l’effet réel est encore débattu. Cette stratégie fera l’objet d’une prochaine étude de l’E4S.

Exclure certains titres permet donc à un investisseur d’améliorer l’empreinte carbone de son portefeuille, mais n’a aucun effet sur l’activité des entreprises pollueuses. Moralité, «plutôt que de mesurer l’empreinte carbone d’un portefeuille, il est plus intéressant d’avoir une vision dynamique sur la stratégie de l’entreprise et son éventuelle compatibilité avec les objectifs de l’Accord de Paris», résume notre interlocuteur.

Prix à payer pour investir de manière éthique

Reste une dernière contradiction. Théoriquement, les entreprises mal-aimées par les investisseurs devraient offrir un rendement supérieur pour les attirer, car elles sont considérées comme plus risquées. Un portefeuille de titres «sales» devrait donc mieux performer qu’une sélection d’actions d’entreprises vertueuses. Or ça n’a pas été le cas ces dernières années, relève encore l’étude.

L’explication tient essentiellement à l’engouement pour l’investissement responsable, qui a porté les valorisations des titres considérés comme durables. Autre facteur mentionné, les valeurs exclues – par exemple les compagnies pétrolières – ont souvent été remplacées par des actions technologiques, qui ont connu des performances remarquables.

«L’engouement actuel pour le durable fausse la réalité et il pourrait durer, conclut Jean-Pierre Danthine. Mais à terme, il y aura vraisemblablement un prix à payer pour investir de manière éthique. Ce n’est pas une raison pour ne pas le faire. Mais il faut être conscient qu’il n’est pas toujours possible de do well while doing good [gagner de l’argent en faisant le bien, ndlr].»

Peu de levier sur les multinationales

Une stratégie d’investissement durable basée sur les exclusions peut être efficace si elle provoque un rationnement du capital pour les entreprises concernées. Cela peut être possible dans deux cas de figure, avance l’étude de E4S.

D’une part, lorsqu’une entreprise entre en bourse, sur ce que l’on appelle le marché primaire. Une société boycottée par les investisseurs lors de son IPO disposera de moins de capitaux pour fonctionner et se développer.

D’autre part, lorsqu’une société emprunte de l’argent, soit en émettant des obligations, soit via du crédit bancaire. Mais les entreprises jeunes, petites ou évoluant dans des environnements difficiles seront davantage affectées par de telles restrictions de capitaux que les multinationales, qui se financent souvent en interne ou disposent d’un important réservoir d’investisseurs potentiels, prévient encore l’étude d’E4S. S. RU.

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