Les gérants indépendants confrontés à «l’effet ciseau»
Gestion de fortune
Les gérants de fortune installés à leur compte font face à une réduction des marges sans précédent. En cause? La réglementation, la fin du secret bancaire, la volatilité des marchés et le franc fort. Evoquée depuis des années, la consolidation pourrait s'étendre au secteur. Un gérant genevois vient d'être racheté par Julius Baer

Le rachat de Fransad Gestion par Julius Baer début novembre, pour un montant non communiqué, aura marqué les esprits. Ses deux fondateurs, René de Picciotto et Philippe Setton, sont des figures bien connues sur la place financière genevoise, notamment pour avoir créé la Compagnie Bancaire Genève avant d’en céder la majorité en 2003 à la Société Générale Private Banking. Ensuite, parce que cette vente laisse à penser que la consolidation, qui a surtout concerné le secteur bancaire jusqu’ici, pourrait désormais s’étendre aux gérants de fortune indépendants.
Directrice de Fransad Gestion, Alessandra de Picciotto Ertan confirme avoir reçu de nombreux appels depuis l’annonce de la vente de la société. «Les gens étaient curieux et voulaient savoir ce qui avait motivé notre choix», explique celle qui dirige une équipe de 19 collaborateurs, dont 6 gestionnaires. Or sa réponse est limpide: «L’environnement est de moins en moins favorable pour les gérants indépendants, qui passent toujours plus de temps à effectuer des tâches administratives plutôt qu’à se concentrer sur les besoins des clients. Sans compter qu’avec la nouvelle loi sur le secteur financier et la force du franc, l’effet ciseau va être amplifié.»
Marges réduites de moitié
L’effet ciseau, dans le jargon, est la clé du problème. A savoir une augmentation des coûts, liée principalement au tour de vis réglementaire de ces dernières années, jumelée à une réduction des recettes, que ce soit en raison de la fin du secret bancaire, de la volatilité des marchés, des taux d’intérêt au plancher ou du renforcement du franc (monnaie dans laquelle les gérants facturent à leurs clients). Résultats? «Les marges, qui étaient il y a dix ans de 1 à 2%, oscillent aujourd’hui entre 0,5 et 1%», observe un connaisseur du secteur.
Selon Alessandra de Picciotto Ertan, ils seraient nombreux aujourd’hui à envisager différents scénarios pour l’avenir – vendre? fusionner? arrêter? «Face à tant d’incertitudes, nous avons préféré prendre les devants, poursuit-elle. A ce titre, je fais totalement confiance à l’expérience de mon père et de son associé.»
Quand le directeur général de Julius Baer, Boris Collardi, a approché Fransad Gestion, ces derniers étaient déjà en train de conduire une telle réflexion. «Compte tenu de la qualité du partenaire et de notre compatibilité avec son modèle commercial – Julius Baer étant déjà propriétaire du gérant indépendant zurichois WMPartners –, nous avons préféré anticiper sur la consolidation à venir, tout en pouvant envisager certaines synergies, notamment dans le domaine informatique, précise Alessandra de Picciotto Ertan. En échange, la banque pourra compter sur notre grande connaissance de certains marchés, à l’image de la Russie.»
Les gérants de fortune ont été nombreux à faire le pari de l’indépendance dans les années 1990. Pour l’heure, les statistiques ne montrent aucun signe d’une consolidation. L’Association suisse des gérants indépendants (ASG), principal organisme d’autorégulation du secteur, a même vu le nombre de ses membres actifs à l’échelon national passer de 832 en 2008 à 924 en 2014. Même constat du côté romand où l’organisation comptait 368 membres actifs l’année dernière contre 366 en 2008.
Nouvelles cibles de choix?
Les événements pourraient toutefois se précipiter ces prochains mois. Dans un communiqué publié le 4 novembre, juste après que le Conseil fédéral a présenté ses projets de loi sur les établissements financiers et sur les services financiers (qui pourraient entrer en vigueur dès 2017), l’ASG s’est inquiétée de la mise en place de «lois transversales inutiles […] qui provoquent surtout une hausse des coûts réglementaires». Des lois qui ne «pourront plus être supportées que par les grands établissements», précise l’association.
Les gérants indépendants vont-ils devenir, à leur tour, des cibles de choix aux yeux des banques qui, plus que jamais, sont à la recherche d’actifs frais pour faire gonfler leur masse sous gestion? «Il y a beaucoup de discussions en ce moment, confirme une personne bien informée sur la place genevoise. Mais plus encore que dans les banques se pose la question de la qualité des avoirs et des clients», poursuit-il. Car selon lui, «si les banques ont déjà effectué le nettoyage de leur clientèle non déclarée, les gérants indépendants sont très en retard.»
Outre la qualité des avoirs, se pose également la question de l’identité propre aux gérants indépendants. «Lorsque vous avez goûté aux joies de l’indépendance il est difficile de retourner dans un cadre plus serré, que ce soit au sein d’une banque ou en se mariant avec d’autres gérants indépendants, explique ainsi Julien Froidevaux, responsable de l’activité liée aux gérants externes chez HSBC à Genève. Un cadre qui peut représenter, pour certains, une contrainte culturelle difficilement franchissable.»
Ce dernier s’attend toutefois à voir le nombre de gérants indépendants se réduire, notamment via les départs à la retraite des anciens, ceux qui ont quitté UBS/SBS au temps de la fusion par exemple. «Beaucoup n’ont plus le temps ni l’envie de continuer, explique-t-il. La réglementation est devenue très complexe et la mise en conformité, que ce soit en termes de personnel ou d’informatique, engendre des coûts très importants.»
D’autres alternatives
Julien Froidevaux rappelle toutefois qu’il existe, pour ceux qui entendent continuer dans le métier, d’autres solutions que de vendre ou de s’allier à un concurrent. «Ils peuvent rejoindre une plateforme de gérants indépendants, par exemple, où les ressources, administratives ou informatiques, sont mises en commun, poursuit-il. Quant aux structures de 15 ou 20 personnes, qui ont fortement investi ces dernières années, elles resteront pérennes notamment parce qu’elles représenteront toujours une alternative de choix pour des clients qui ne veulent pas mettre tous leurs avoirs dans une banque.»
Dans un article publié récemment dans Le Temps, deux avocats de Borel & Barbey, Samantha Meregalli Do Duc et Alexandre Gallopin, prédisaient que certains gérants indépendants «songeront à limiter leur activité au conseil en placement pour échapper au régime d’autorisation» prévu dans la nouvelle loi.
Autant de pistes sur lesquelles ces gérants indépendants pourront plancher ces prochains mois.