Pétrole
Le royaume va se doter d’un méga-fonds souverain dont la puissance de feu pourrait atteindre 2000 milliards de dollars. Alors va-t-il racheter le monde? Pas si vite, tempèrent les experts

L’annonce de la création d’un fonds souverain par l’Arabie saoudite, le 25 avril, n’a pas surpris grand monde. La nouvelle était dans l’air depuis des mois et le prince Mohammed Ben Salman – fils du roi, second dans la lignée successorale et ministre de la Défense depuis janvier 2015 – n’avait jamais caché ses intentions en la matière.
Ce qui a surpris, en revanche, c’est la taille que le fonds devrait atteindre: 2000 milliards de dollars (1940 milliards de francs), assure le royaume. A titre de comparaison, le fonds souverain norvégien, le plus important au monde, pèse 850 milliards de dollars. La manne saoudienne, issue de la vente d’une partie de la société pétrolière Aramco, serait ainsi suffisante pour racheter les quatre plus grandes sociétés au monde que sont Apple, Google, Microsoft et Berkshire Hathaway, se sont empressés de souligner les observateurs.
Dans une interview fleuve accordée à la chaîne de télévision Al-Arabiya, le prince Mohammed Ben Salman en a encore rajouté. Il a assuré que le fonds contrôlerait plus de 10% de la capacité d’investissement dans le monde et que le volume de ses avoirs équivaudrait à plus de 3% des actifs existants. «Il n’y aura plus d’investissement, de mouvement ou de développement dans une seule région du monde sans le vote du fonds souverain saoudien», a-t-il déclaré.
L’après-pétrole en ligne de mire
Pour l’Arabie saoudite, dont 90% des revenus proviennent des énergies fossiles, le fonds souverain représente l’après-pétrole. Une réalité que la chute des cours du baril observée depuis l’été 2014 n’a fait qu’accélérer.
Lire aussi: Des fonds souverains au régime forcé
Fin mars, le prince Mohammed Ben Salman a révélé aux journalistes de Bloomberg qu’un vent de panique avait soufflé sur le royaume l’an dernier lorsqu’il a été découvert que celui-ci puisait dans ses réserves monétaires beaucoup plus vite que prévu. Et qu’il y avait un trou de 200 milliards de dollars dans le budget annuel. «Si l’on avait continué avec le même niveau de dépenses qu’au mois d’avril 2015, nous aurions été totalement à sec en moins de deux ans», a même expliqué son plus proche conseiller financier Mohammed Al-Sheikh.
Pour éviter la banqueroute, le prince, que les diplomates occidentaux à Riyad surnomment «Mr Everything», a réduit de 25% le budget de l’Etat, introduit un contrôle strict des dépenses, emprunté sur les marchés financiers et coupé dans les subventions (eau, électricité et essence). Il plaide en outre pour l’introduction d’une taxe sur les produits de luxe à l’horizon 2018.
Samedi, à l’occasion d’un vaste remaniement du gouvernement, Khaled al-Faleh, jusqu’ici patron d’Aramco et ministre de la Santé, a été nommé à la tête d’un grand Ministère de l’énergie, de l’industrie et des ressources minières.
Lire aussi: Cinq choses à savoir sur le nouveau ministre saoudien du Pétrole
Vente d’une partie des bijoux du royaume
La mesure la plus importante annoncée à ce jour reste toutefois la vente, via une introduction en bourse, de 5% du capital d’Aramco. La société étatique, véritable bras armé du royaume, est le premier producteur de pétrole au monde, avec une capacité de 12 millions de barils par jour. Elle dispose en outre des deuxièmes réserves de brut au monde derrière le Venezuela. C’est le produit de cette vente qui viendra alimenter, dans un premier temps, le fonds souverain.
Pour le prince, ce dernier représente l’assurance d’une meilleure gestion des pétrodollars. Car selon lui, entre 80 et 100 milliards de dollars par an ont été dépensés à mauvais escient ces dernières années par les milliers de membres de la famille régnante.
Lire aussi: En Arabie saoudite, la controverse du sang du Prophète
Faut-il dès lors s’attendre à ce que le royaume wahhabite rachète le monde, qu’il mette la main sur une grande banque suisse, une tour de Londres ou un club de foot européen?
Informations distillées au compte-gouttes
La tâche ne sera pas des plus aisée, estiment les experts. Tout d’abord, parce que le fonds ne disposera pas de 2000 milliards de dollars du jour au lendemain, n’en déplaise au prince de 31 ans. «Si Aramco est valorisé à 2000 milliards de dollars aujourd’hui, il faudrait toutefois que l’Arabie saoudite en vende la totalité pour que le fonds atteigne cette taille, souligne Sven Behrendt, directeur de GeoEconomica, une société spécialisée dans les risques politiques et économiques. Or, ils n’ont prévu d’en vendre que 5% ce qui devrait rapporter 100 milliards de dollars.»
Cet argent sera administré par le Fonds d’investissement public, une structure créée en 1971, qui possède déjà 160 milliards d’actifs, précise Sébastien Henin, responsable de la gestion chez The National Investor, une banque d’affaires basée à Abu Dhabi. «Ce à quoi pourraient s’ajouter les 550 milliards de dollars d’actifs accumulés par la banque centrale saoudienne (SAMA) ainsi que les produits de privatisations qui pourraient intervenir ces prochains mois, que ce soit les aéroports ou le système de santé», poursuit-il. Le fonds pourrait continuer de croître année après année grâce aux revenus pétroliers qui ne serviront pas au fonctionnement de l’État.
Eviter les erreurs du Qatar
Reste à savoir ce que les Saoudiens feront de tous ces pétro-milliards. Les informations ont pour l’heure été distillées au compte-gouttes. Seule certitude: le fonds, qui devrait être créé en 2017, achètera surtout des actifs non liés au secteur pétrolier avec pour objectif que les participations à l’étranger atteignent 50% du portefeuille d’ici à 2020. «Les investissements deviendront la source principale de revenu du gouvernement saoudien, a expliqué Mohammed El Salman à Bloomberg. Si bien que d’ici 20 ans, notre Etat ne dépendra plus entièrement du pétrole.»
Pour Sven Behrendt, les Saoudiens vont suivre l’exemple des autres fonds souverains. «Ils investiront d’abord dans l’obligataire avant de développer, au fil des années, une expertise qui leur permette de gérer un portefeuille d’actions, explique-t-il. Puis ils pourront investir dans des produits alternatifs, comme l’immobilier, et acquérir éventuellement de larges positions dans de grandes sociétés internationales stratégiques leur permettant, par exemple, un transfert de technologie.»
«Au fur et à mesure que les actifs du fonds seront monétisés, les Saoudiens s’orienteront davantage vers une gestion traditionnelle de portefeuille, considère également Sébastien Henin. Mais ils feront attention à ne pas répéter les erreurs du Qatar dont les paris individuels forts sur le long terme se sont avérés être très coûteux. Ils ont perdu beaucoup d’argent en investissant dans Glencore ou Volkswagen.»
Pour les aider dans leur quête, les Saoudiens ont commencé à recruter des banquiers d’envergure. «Dans un premier temps, ils recourront à des gérants externes, souligne Sven Behrendt. Mais avec le temps ils essaieront certainement de tout faire à l’interne, comme les Norvégiens.» En attendant, ce sont les grandes banques qui participeront à l’introduction en bourse des bijoux du royaume qui se frottent les mains.