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Les «stablecoins», ces cryptomonnaies dont le cours est basé sur des devises traditionnelles, sont particulièrement visés par les régulateurs. Des experts y voient des risques systémiques

Pas un jour ne se passe sans qu’un politique ou un régulateur annonce sa volonté de serrer la vis aux cryptomonnaies. Ou presque. En ce moment, les discours se concentrent en particulier sur les «stablecoins». Ainsi, la semaine dernière, c’était Janet Yellen, la secrétaire américaine au Trésor, qui voyait la «nécessité» d’instaurer «rapidement» un cadre pour ces cryptodevises particulières. Des recommandations devraient être données dans les prochains mois.
Ces stablecoins servent surtout à acheter ou vendre des cryptomonnaies sans devoir passer par des monnaies traditionnelles, un processus souvent compliqué. Leur cours évolue en fonction des monnaies traditionnelles qu’elles utilisent comme référence et dont le principal attrait est de ne pas être aussi volatiles que le bitcoin et ses semblables.
Attrait croissant
Pourquoi cet intérêt des régulateurs maintenant? Parce que la capitalisation de ces monnaies, dont les plus connues sont le tether, l’USD Coin et le Binance USD, a progressé ces derniers mois à mesure que l’engouement pour les cryptomonnaies décuplait. A elles trois, elles représentent une capitalisation de 100 milliards de dollars. Le tether, le plus important en taille des trois, a vu sa capitalisation être multipliée par 13, depuis février 2020.
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Les émetteurs de ces stablecoins ne sont pas opposés par principe à une régulation. Au Wall Street Journal, le directeur général de Circle Internet Finance, responsable de l’USD Coin, expliquait par exemple considérer les discussions récentes des autorités américaines comme une bonne chose et disait soutenir le développement de standards clairs dans le secteur.
Risques systémiques
Si l’attention se focalise sur les stablecoins, c’est aussi parce que deux études très récentes ont souligné leurs risques systémiques potentiels. La première, parue début juillet et signée par des experts de Fitch, a mis en avant le problème des réserves des stablecoins. Leurs émetteurs doivent détenir l’équivalent en dollars des unités existantes. Or ils ne donnent pas toutes les informations sur les actifs qu’ils détiennent, ou partiellement, ce qui en soi inquiète les autorités de régulation.
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USD Coin, par exemple, affirme posséder l’équivalent en dollars des unités en circulation sur des comptes de dépôt. Mais d’autres détiennent des actifs un peu plus risqués et pourraient ainsi se retrouver en difficulté en cas de panique et de ventes massives de leurs utilisateurs. Dans le cas du tether, souligne l’agence de notation, environ la moitié des réserves sont détenues via des papiers commerciaux (une dette à court terme émise par les entreprises).
Déjà une situation de panique
Des retraits massifs de tether en dollars pourraient donc créer des perturbations sur le marché du crédit aux entreprises. Fitch se base sur des chiffres à fin mars, mais souligne qu’il est probable que, vu l’évolution du tether, ils aient encore augmenté. «Cela signifie que les papiers commerciaux détenus par les émetteurs du tether sont potentiellement plus importants que la plupart des fonds monétaires aux Etats-Unis et en Europe», préviennent les analystes. Ce risque de panique a été mis en évidence par le stablecoin iron, dont la valeur est passée d’environ 60 dollars à presque zéro en quelques heures en juin dernier.
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Autre problème, en cas de soubresauts sur les marchés, si les écarts de crédit augmentent, comme lors de la crise financière de 2008 ou au début de la pandémie, les émetteurs de stablecoins pourraient justement ne plus être si stables. Les analystes de Fitch estiment donc qu’«une plus grande réglementation pourrait améliorer la transparence et une migration graduelle des stablecoins vers des réserves en actifs moins risquées».
Il n’y a d’ailleurs pas de temps à perdre, appuient un professeur de Yale, Gary Gorton, et un avocat de la Fed, Jeffrey Zhang, dans un article scientifique publié il y a quelques jours. «Si les politiques et régulateurs attendent encore une décennie, les émetteurs de stablecoins deviendront les fonds monétaires du XXIe siècle – trop grands pour faire faillite – et le gouvernement devra intervenir pour les sauver dès qu’il y aura une panique financière», préviennent-ils.
Pas une réserve, un outil
En outre, un Etat doit garder sa souveraineté monétaire, affirment-ils, basant leur raisonnement sur l’ère du free banking (banque libre) au XIXe siècle, où devenir une banque était relativement aisé et permettait de battre sa propre monnaie. A une condition: qu’elle soit garantie par des obligations d’Etat. Aussi appelée ère du capitalisme sauvage, cette période a conduit à la création de centaines de monnaies privées rendant les transactions compliquées puisqu’elles pouvaient nécessiter de longues vérifications. Cette situation a duré jusqu’en 1863, date du National Bank Act, qui a uniformisé la monnaie. Pour les auteurs, les stablecoins nous amènent dans une ère similaire, mais numérique, avec un risque de panique autour de certaines monnaies tout aussi grand. D’où la nécessité d’agir vite.
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Pour Yves Bennaïm, la question centrale est de savoir si les émetteurs de stablecoins sont dignes de confiance ou non. Lui-même n’en est pas certain. Mais pour ce spécialiste des cryptomonnaies, une réglementation ne résoudra pas nécessairement cette question. Il estime qu’elle répondrait plutôt à la volonté américaine de contrôler une chose qui lui échappe parce qu’elle sort du système du dollar et du circuit bancaire habituel. «Mais comme on ne peut pas le dire comme ça, les autorités invoquent le risque de fraude ou d’abus», ajoute celui qui a fondé le think tank 2B4CH.
Il rappelle que les stablecoins servent d’outil pour échanger des devises traditionnelles et des cryptomonnaies facilement et sans friction, pas comme réserve de valeur. Quant au free banking, Yves Bennaïm estime qu’il n’a pas entraîné une crise aussi grave qu’on le dit souvent. «En réalité, les banques qui ont abusé de ce système étaient une minorité. C’était un phénomène marginal qu’on a exagéré pour justifier la création de la banque centrale.»
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