Le 15 janvier dernier, la Banque nationale suisse (BNS) a déclenché une véritable panique sur les marchés financiers en annonçant brutalement l’abandon de sa politique du taux plancher de 1,20 franc pour 1 euro. L’euro tomba brièvement de 1,20 à 0,84 franc. La bourse helvétique chuta de près de 8% alors que les autres marchés européens étaient en hausse ce jour-là.
La BNS avait pourtant longtemps maintenu – pendant trois ans et demi et jusqu’à la veille de la volte-face – que le taux plancher pouvait être imposé indéfiniment et qu’elle pouvait créer des francs suisses et acheter des euros en quantités illimitées. Elle déclare depuis que cette politique n’était pas tenable, le risque de pertes de change colossales étant trop élevé. Y a-t-il une contradiction fondamentale entre les affirmations qu’une politique est tenable indéfiniment et qu’elle ne l’est pas? Pas nécessairement…
Pour ma part, j’ai toujours été opposé à la politique du taux plancher, dès le premier jour, car comme je l’avais déclaré dans une interview du Blick publiée le lendemain, je ne voyais pas de stratégie de sortie. Je craignais que l’abandon du taux plancher ne se fasse dans de mauvaises conditions sous la pression des événements. Eh bien, nous connaissons aujourd’hui les conséquences de cette sortie en catastrophe: une économie suisse assommée et des dizaines de milliards de francs perdus par la BNS et donc par le contribuable. J’ai eu maintes discussions avec des journalistes pendant ces dernières années et je reconnaissais volontiers que les choses se passaient plutôt bien jusqu’alors et qu’il n’y avait toujours pas de signes d’une montée de l’inflation comme je l’avais craint. Mais j’ajoutais invariablement que ce n’était pas fini jusqu’à ce que ce soit fini…
S’il y a une contradiction fondamentale entre les propositions (1) qu’une politique est tenable indéfiniment et (2) qu’elle ne l’est pas, laquelle des deux est correcte dans le contexte de l’imposition d’un taux plancher? Eh bien, l’une et l’autre peuvent l’être! Tout dépend de ce que l’on veut. La politique du taux plancher était en réalité tenable indéfiniment à condition que l’on eût été disposé à ne jamais en dévier. J’avais tort en 2011 lorsque je ne voyais pas de possibilité d’une sortie en douceur de la politique du taux plancher: l’issue logique – la seule – était ultimement l’abandon pur et simple du franc en faveur de l’euro! Une stratégie à risque nul pour autant que toutes les réserves de change soient détenues sous forme… d’euros. Un taux de change fixe est toujours un mauvais compromis. Si l’on veut s’engager sur cette voie, il faut aller jusqu’au bout: l’union monétaire. Mais de cela personne – ou presque personne – en Suisse n’en voulait et certainement pas la BNS puisque cela aurait signifié la perte définitive de son autonomie.
La Suisse a été très bien servie par le régime des changes flexibles pendant près de quarante ans. Si, en septembre 2011, la BNS n’avait aucune intention de renoncer définitivement aux avantages d’un taux flexible, elle aurait dû se rendre compte que la politique d’un taux plancher n’était pas tenable et que le risque de pertes de change gigantesques augmenterait irrémédiablement avec le passage du temps. Le taux plancher fut comme une drogue pour la Suisse, facile à administrer, euphorisante, mais difficile à lâcher. Croire que la mesure pouvait n’être que provisoire pour être abandonnée ensuite sans la moindre casse relevait de l’hallucination. La BNS s’est aperçue un peu tard qu’elle était montée dans le mauvais train par mégarde, celui à destination de Francfort et de la Banque centrale européenne, et elle a alors décidé de sauter du convoi en marche avec les conséquences que l’on connaît. Fut-ce bien sage ou eût-il mieux valu se résigner? Peut-on corriger une erreur au risque d’en commettre une autre? Il est trop tôt pour le savoir.
On ne peut pas vraiment blâmer le directoire actuel de la BNS – il a hérité d’une situation impossible de l’ère Hildebrand –, même si le revirement en janvier dernier s’est fait de manière plutôt maladroite. Le credo que la BNS pouvait indéfiniment imposer sa volonté aux marchés était naïf et frisait l’arrogance. Maintenant que la sortie s’est faite, peut-on espérer que le hiatus du taux plancher appartient définitivement au passé, que tout est enfin fini? Non, malheureusement nous sommes encore loin de la fin et de pouvoir tirer un bilan définitif de ce dérapage. Une partie de l’économie suisse est aux soins intensifs et la convalescence sera longue. Une probable bulle immobilière menace d’éclater. La somme du bilan de la BNS a quadruplé depuis 2007, les giros ont été multipliés par près de 40! Il faudra retirer cette liquidité excédentaire avant qu’il ne soit trop tard, avant que l’inflation ne reprenne le dessus, et nul ne sait comment cela se passera.
La crédibilité de la BNS a beaucoup souffert de l’épisode du taux plancher, une première fois en 2011 lorsqu’elle l’a introduit, en cédant à la pression politique et à celle de l’industrie d’exportation – Swatch en tête –, puis une seconde fois lorsqu’elle a capitulé sous la pression des marchés. Il lui sera bien plus difficile à l’avenir d’imposer son autonomie. La théorie économique tend à suggérer qu’un régime de taux de change fixes est préférable à un régime de changes flexibles pour les petits pays très ouverts aux échanges internationaux. J’avais toujours évoqué le cas de la Suisse – qui a si bien réussi avec son change flottant – comme contre-exemple. Malheureusement il est probable que la voie autonome soit devenue entre-temps moins praticable et plus chaotique. Espérons tout de même que le prochain train direct pour Francfort va tarder quelque peu!
* Professeur honoraire, Université de Genève
Le taux plancher fut comme une drogue, facile à administrer, euphorisante, mais difficile à lâcher
Le credo que la BNS pouvait indéfiniment imposer sa volonté aux marchés était naïf et frisait l’arrogance