Banque? Ou pas? Le statut de PostFinance, qui participe au programme d’aides de la Confédération à travers des crédits aux PME, a toujours été particulier. Ce nouveau mandat qui lui a été confié pour répondre aux défis de l’actuelle crise est certes temporaire, mais l’établissement sera-t-il de nouveau privé d’octroyer des crédits après l’épisode du coronavirus?

«Il faut dire que la Confédération n’avait pas vraiment le choix, car presque 300 000 PME suisses n’ont pas d’autre relation bancaire que PostFinance et sont dans le besoin», selon Matthias Finger. L’économiste a été le premier à occuper la chaire de La Poste en 1995 à l’Idheap («Management des entreprises publiques») et dès 2002 à l’EPFL («Management des industries de réseau»). Il a également été l’auteur, avec l’ancien directeur général de La Poste Jean-Noël Rey, des Défis de La Poste (1994).

Les tabous sont souvent brisés durant les périodes de tension extrême. En sera-t-il de même pour le modèle d’affaires de PostFinance? Le mois dernier, dans nos colonnes, Roberto Cirillo, patron de La Poste, annonçait une «offensive politique» qui comprendrait l’accès au marché des crédits. Ce pas décisif sera-t-il franchi en 2020?

Le modèle d’affaires est mort

L’Association suisse des banquiers (ASB) tempère les ardeurs des partisans du changement: «Cette aide est limitée aux clients existants. PostFinance ne peut pas élargir sa clientèle», indique le porte-parole. La transformation de PostFinance en établissement bancaire nécessiterait une autre décision politique. Et l’ASB ne fait pas de commentaire sur ce point-là.

Sur le plan économique, du fait des taux négatifs, PostFinance devrait fermer. A long terme, l’établissement en tant que tel n’a plus sa raison d’être

Mark Schelker, professeur d’économie publique à l’Université de Fribourg

Le sésame de la licence bancaire est attendu depuis fort longtemps puisque La Poste, en raison des oppositions des autres instituts, en particulier des banques cantonales, n’a jamais obtenu le droit d’octroyer des crédits et des hypothèques. Aujourd’hui, la situation financière de l’établissement est devenue critique et il se retrouve dans une impasse.

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A cause des taux négatifs, «son modèle d’affaires est mort», assène Matthias Finger. Il ajoute: «Comment placer 70 à 80 milliards de francs dans un tel environnement à profit, sans risques, entreprise 100% publique oblige? Exit le modèle d’affaires de PostFinance, les subventions croisées du service postal universel et les dividendes de 200 millions de francs par an à la Confédération», affirme-t-il.

D’autres économistes partagent cet avis. «Sur le plan économique, du fait des taux négatifs, PostFinance devrait fermer. A long terme, l’établissement en tant que tel n’a plus sa raison d’être. C’est pourquoi si j’étais son directeur général, j’enverrais un message au Conseil fédéral pour lui demander la licence bancaire et la possibilité d’offrir des crédits», estime Mark Schelker, professeur d’économie publique à l’Université de Fribourg. Ce serait cette solution, ou alors fermer boutique.

«PostFinance est placée entre le marteau et l’enclume», confirme Jürg Müller, responsable de recherche auprès d’Avenir Suisse. La situation de l’établissement est, à son avis, insatisfaisante parce que l’institution se trouve dans un environnement hautement compétitif et, en même temps, elle n’a pas assez de marge de manœuvre pour se développer. En effet, elle appartient entièrement à l’Etat et, à ce titre, elle est soumise à des contraintes politiques. «Mieux vaudrait mettre Postfinance en bourse et verser le produit à l’Etat», propose-t-il.

Le bouleversement politique change tout

Le bouleversement politique et économique actuel lui donne l’occasion rêvée d’améliorer son statut. Après la crise du coronavirus, il serait «sage et intelligent que PostFinance puisse continuer à offrir des crédits aux petites structures», avance Paul Dembinski, directeur de l’Observatoire de la finance, à Genève.

La situation était en fait déjà en train d’évoluer avant la propagation du Covid-19. En septembre 2018, le gouvernement avait décidé de lancer une consultation pour ouvrir le modèle d’affaires de l’institut aux crédits. Cependant, «le Conseil fédéral est coincé. Il ne peut plus privatiser PostFinance, car c’est trop tard. Il ne peut pas la fermer, car elle est désormais une banque systémique. S’il n’autorise pas PostFinance à devenir une banque, il devra la subventionner et, avec elle, toute La Poste. Cette perspective est inacceptable. Plus on attend, plus la décision se fera dans l’urgence», estime Matthias Finger.

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L’établissement pourrait-il s’appuyer sur un lobby politique suffisant? «Il me semble clair que PostFinance n’obtiendra jamais le droit d’offrir des crédits par la voie politique ordinaire parce que les cantons et les banques cantonales y sont opposés. Durant la crise, le Conseil fédéral essaie d’ouvrir des portes en utilisant le droit d’urgence. Pour moi, c’est problématique», avance l’historien Tobias Straumann, professeur à l’Université de Zurich.

L’établissement ne peut pourtant pas accepter le statu quo, même s’il se voit survivre aux taux négatifs. «Une simple survie ne correspond ni à notre vision entrepreneuriale ni au mandat confié par notre propriétaire.» PostFinance parie sur différents projets numériques, mais pour améliorer réellement ses chances, l’octroi de crédits est primordial et, par ailleurs, très ancien. «En levant l’interdiction des prêts, PostFinance supprimerait le désavantage compétitif qui pénalise sa marge d’intérêts et pourrait se battre à armes égales sur le marché», selon le porte-parole.

Le trafic des paiements dès 1862

A la veille de la Première Guerre mondiale, divers milieux politiques suisses émettent l’idée de créer une caisse d’épargne postale. Mais sans succès. En Suisse, les virements sont toutefois possibles depuis 1862 et les comptes de chèques postaux depuis 1906.

«La grande transformation des postes est intervenue dans les années 1980-1990 dans le sillage de la globalisation et de la libéralisation des marchés des infrastructures», indique Matthias Finger. Jusqu’alors la Suisse connaissait les PTT (poste, télégraphe, téléphone). Dans quasiment tous les pays du monde, poste et télécoms ont alors été séparés en deux entreprises autonomes.

En Suisse, entre 1995 et 1998, les PTT s’engagent dans un processus de séparation qui ressemblait plus à une négociation politique qu’à une décision stratégique. «La Poste était la chasse gardée du Parti socialiste, les télécoms celle du PDC et la holding qui chapeautait tout cela était détenue par le Parti radical», rapporte Matthias Finger. La séparation devint effective en 1998 avec la nouvelle loi sur La Poste. Les services financiers postaux servaient, entre autres, de source de financement des activités déficitaires.

La réforme de 1998

C’est seulement en 2013 que La Poste devient une société anonyme (SA) à 100% détenue par la Confédération. Dans la foulée, PostFinance devient une SA détenue à 100% par La Poste. Mais «dès ses débuts en 1998, PostFinance jouit d’une certaine autonomie à l’intérieur de La Poste», selon Matthias Finger. Très tôt, elle cherche à devenir une vraie banque en introduisant en 1999 le compte Deposito, en 2001 Yellowtrade (négoce de titres par internet) et en 2003 des hypothèques en collaboration avec UBS. Mais c’est seulement dès 2009, avec l’arrivée de Jürg Bucher ancien directeur de PostFinance, à la tête de La Poste que le véritable lobbying pour devenir une vraie banque commence.

Selon Matthias Finger, «cela fut cependant un autogoal: en 2011, PostFinance sera assujettie au contrôle de la Finma et en 2015 elle fut en plus déclarée banque systémique, l’obligeant à des fonds propres plus importants que les banques cantonales». Ce que l’on aurait véritablement dû faire en 1998, à son avis, c’est transformer PostFinance en une vraie banque postale à la française ou à l’italienne.

Avec la crise du coronavirus, la politique fera-t-elle le pas aujourd’hui? Pour Matthias Finger, «il faut une décision encore cette année».