Envie d’ailleurs? Très peu pour Michel Juvet. L’associé de Bordier est resté l’homme d’une seule banque. Entré à 24 ans dans l’établissement privé genevois, le gosse des Charmilles (un quartier de la rive droite) a, après plus de trente ans de fidélité, grimpé tous les échelons. Il est à 55 ans le seul associé qui n’est pas issu de la lignée des Bordier.

A l’origine, il n’avait pourtant en poche «que» sa licence en sciences économiques de l’Université de Genève. «Une autre époque, précise-t-il. Il était beaucoup plus facile pour les jeunes de trouver du travail au sortir de leurs études. Il n’y avait pas besoin de master ou de doctorat pour faire carrière. Et puis, Bordier a toujours fait confiance, laissé les gens prendre des initiatives.»

Baroudeur financier

Le monde, c’est d’abord dans le cadre de son travail que Michel Juvet le découvre. En 1984, Bordier cherchait à recruter deux analystes financiers pour l’ouverture d’un nouveau département financier, en test. Les heureux élus seront Paolo Luban, parti ensuite fonder la banque Syz, et Michel Juvet qui se voit attribuer le marché japonais alors en plein boom. Derrière ses épaisses lunettes noires, ses yeux bleus scintillent quand il évoque ses débuts. «J’ai eu de la chance d’avoir cette opportunité. Je ne connaissais strictement rien au pays. Je l’ai découvert à travers son économie. Et, comme je voulais pouvoir parler avec les clients, j’ai pris des cours du soir de japonais. Trois fois par semaine.»

L’éclatement de la bulle nipponne en 1989 pousse pourtant Bordier à se repositionner sur les marchés émergents asiatiques. La Corée du Sud et la Chine s’ouvraient alors aux investisseurs étrangers. «C’était une période fantastique. J’ai pu visiter les premières zones de développement. On allait voir le directeur d’une société thaïlandaise et il nous ouvrait sans autre considération son livre de comptes. Ils ont vite compris le besoin d’attirer les capitaux étrangers pour accompagner leur développement.»

A l’époque, les investisseurs suisses n’étaient qu’une poignée. Michel Juvet recroise souvent les représentants de Lombard Odier et de Pictet dans les hôtels ou lors des visites d’entreprise. Mais la crise de 1997 finit par mettre tout ce petit monde à terre. Bordier se repositionne sur l’investissement et l’asset management sur le marché européen.

Des krachs angoissants

Des krachs boursiers et des crises économiques, Michel Juvet en a connu en trente ans de carrière. Mais pour lui, cela reste toujours un moment angoissant. «On a un sentiment de culpabilité très fort vis-à-vis de nos clients qui ont placé toutes leurs économies chez nous. Mais en même temps c’est aussi très excitant du point de vue intellectuel. Il y a une volonté de comprendre ce qu’il se passe. De ne pas se laisser enfermer par les événements.»

Son souvenir le plus particulier lié à un krach remonte à 1987. Parti en bivouac en forêt lors de ses cours de répétition, Michel Juvet se fait réveiller au milieu de la nuit par le chauffeur du camion. «Il avait entendu à la radio qu’un krach boursier venait de se produire. Il voulait savoir ce que c’était.» Le fameux Black Monday (le «lundi noir» qui vit l’indice Dow Jones de la bourse de New York perdre 22,6% de sa valeur) permet au soldat Juvet d’obtenir trois jours de libération de ses obligations militaires afin de retourner travailler auprès de sa banque.

Photographe récompensé

Quand il n’explique par les rudiments de la finance aux néophytes, c’est la photographie qui occupe le temps libre du chef des investissements de Bordier. «On me demande parfois comment je fais avec ce métier. Mais la photo, cela ne prend pas plus de temps qu’une partie de golf ou de tennis, cela se pratique partout.»

En 2012, Michel Juvet gagne le prix de la Société littéraire pour son ouvrage «Même le ciel ne pleure plus», aux Editions Slatkine. Le livre regroupe des clichés de femmes africaines victimes de violences sexuelles qu’il a rencontrées dans le cadre d’une mission dans la région des Grands Lacs pour la Coopération suisse (DDC). «J’étais parti relax, je ne m’attendais pas à voir ce que j’ai vu. Des femmes et leurs enfants, rejetés par toute la société parce qu’elles avaient été violées. Je me suis dit que je ne pouvais pas rentrer et oublier.»

Michel Juvet voit des traits communs entre ses deux passions. «Il y a beaucoup de bruit dans le monde actuel. La photographie comme la finance vous poussent à découvrir un essentiel et des moments importants. Il y a des temps forts qu’il ne faut pas rater.»

En finance aussi, Michel Juvet espère toujours capter le bon moment. On lui arrachera finalement qu’en tant qu’analyste il s’en est «plutôt bien sorti», anticipant quelques krachs importants. «C’est pareil dans tous les métiers. Il faut éviter de prendre toujours le même angle, celui qui réconforte. Il est essentiel de garder cette curiosité vous poussant à observer le verre de côté alors que tout le monde le fait de face. Salvador Dali regardait la télévision à l’envers pour prendre de la distance. Il y a peut-être une leçon à tirer là-dedans…»