Le Commissaire européen aux affaires économiques et financières, Pierre Moscovici, était à Genève jeudi pour assister à une conférence organisée par Academy & Finance et l’Agefi. Après avoir présenté l’offensive européenne pour la transparence fiscale à un parterre de banquiers, il a répondu aux questions du Temps.

Depuis 2009, la Suisse a mis fin au secret bancaire, elle coopère activement avec les autorités fiscales étrangères, elle a souscrit à l’échange automatique d’informations. Quel regard portez-vous sur l’évolution d’un pays longtemps considéré comme le vilain petit canard?

C’est une évolution significative et impressionnante. J’ai eu l’occasion de coopérer avec la Suisse depuis longtemps, comme député du Doubs, comme ministre des finances français et, désormais, comme Commissaire européen. Je me réjouis des progrès réalisés et je suis conscient qu’ils ont nécessité des décisions lourdes et courageuses. J’en profite pour rendre hommage à Eveline Widmer-Schlumpf, qui est une amie et qui a joué un rôle personnel qu’il faut souligner. Je souhaite qu’après son départ du Conseil fédéral, nous puissions travailler dans le même esprit de coopération et avec le même courage.

C’est un message adressé à son successeur?

Bien sûr. Nous vivons une véritable révolution de la transparence fiscale. Les citoyens ne supportent plus que des entreprises, des multinationales, ou de riches contribuables puissent échapper à l’impôt alors qu’eux-mêmes y contribuent. L’opinion publique mondiale nous entraîne et nous pousse à agir. C’est elle qui a conduit à l’instauration de Fatca par les Américains, c’est elle qui a fait de l’échange automatique d’informations un standard international et qui a conduit aux travaux de l’OCDE sur l’érosion de la base imposable et le transfert de bénéfices (BEPS). C’est elle aussi qui pousse la Suisse à évoluer dans le bon sens.

Sur le plan de la réglementation bancaire, la Suisse est en train d’adapter son cadre légal aux exigences européennes. Elle demande aujourd’hui l’accès au marché européen des services financiers. L’UE est-elle prête à entrer en matière?

Ce dossier est du ressort du Commissaire européen en charge des services financiers, Jonathan Hill. Je me garderai donc d’empiéter sur ses prérogatives. Mais je souhaite que les discussions avec la Suisse avancent dans tous les domaines. Je suis de ceux qui continuent de penser que la Suisse est non seulement un pays européen mais qu’elle pourrait également avoir, si elle le souhaitait, sa place dans l’UE.

La Suisse espère toutefois qu’en faisant des efforts sur la fiscalité des entreprises elle pourra, en retour, compter sur l’accès à ce marché…

Il existe à la fois une globalisation des négociations, qui n’est pas contestable, mais aussi une logique propre à chaque dossier. Nous nous efforçons à la Commission de ne pas travailler en silos, c’est pourquoi nous avons lancé une approche proactive avec la Suisse. Cela ne veut toutefois pas dire que chaque Commissaire dans ses dossiers n’a pas sa propre logique de négociation.

Pour ce qui concerne la fiscalité des entreprises, l’UE a lancé les premières impulsions il y a plus de 10 ans mais l’OCDE a repris la main, notamment avec le chantier BEPS de lutte contre l’optimisation fiscale abusive des multinationales. N’êtes-vous pas en train de courir après un leadership perdu?

En matière de transparence et de coopération fiscale, les pratiques des Etats membres de l’UE sont toujours allées au-delà des standards internationaux. Si les Etats-Unis ont été à l’initiative de BEPS, ce sont ensuite des pays européens qui ont accompagné le chantier. L’Allemagne d’abord, puis la Grande-Bretagne et la France. Nous avons d’ailleurs l’intention de reprendre le leadership. Nous avons déjà fait adopter un projet de directive sur l’échange automatique d’informations concernant les rescrits fiscaux [les «rulings»], ces accords qui permettent à des entreprises d’avoir une prévisibilité sur leurs investissements mais qui peuvent aussi donner lieu, du fait qu’ils sont secrets, à des pratiques de concurrence fiscale déloyales ou à des stratégies de planification fiscale agressive de la part de multinationales. C’est un projet qui est en avance sur tout ce qui peut exister.

L’échange spontané et obligatoire des «ruling» se trouve aussi dans BEPS…

Peut-être, mais pas leur échange automatique, ce qui est le cas du projet européen. Notre directive va donc plus loin et nous entendons garder un train d’avance. J’ai ainsi relancé le projet d’assiette commune consolidé sur l’impôt sur les sociétés et lancé des travaux sur la taxation effective. Nous souhaitons également avancer vers un système de reporting, pays par pays, qui permettrait d’avoir une transparence plus forte.

Sous la pression, la Suisse a entrepris de supprimer ses statuts fiscaux spéciaux. Or les révélations qui se succèdent sur les montages fiscaux des multinationales font apparaître des pays européens – le Luxembourg, les Pays-Bas, l’Irlande – sur la carte des mauvais élèves. N’avez-vous pas un problème au sein de votre propre maison?

Je ne suis pas un professeur et je ne considère pas les Etats, européens ou non, comme de bons ou de mauvais élèves. Ma perspective est celle de la transparence et de l’exemplarité. Il y a eu des scandales, nous n’en voulons plus. Il n’y a plus de tabous. Nous avons montré que nous pouvions très bien sanctionner des entreprises aussi influentes que Fiat au Luxembourg ou que Starbucks aux Pays-Bas. Cette Commission sera celle de la transparence fiscale.

Que répondez-vous aux sceptiques, qui disent que l’évasion fiscale légale des multinationales ne s’est jamais aussi bien portée?

Je leur dis qu’il faut juger en dynamique et qu’il faut parfois faire preuve de réalisme pour juger des démarches d’entités aussi complexes que le G20, l’OCDE ou l’UE. La matière fiscale est la matière de souveraineté nationale par excellence. J’ai aussi envie de leur dire que ce qui se passe aujourd’hui est considérable, que nous avançons plus vite et plus fort que jamais dans l’histoire de la transparence fiscale.

Finalement quels sont les Etats qui ont encouragé le phénomène BEPS? Les petits, souvent ingénieux en termes d’attractivité fiscale, ou les grands à la fiscalité beaucoup moins attractive qui font fuir la base imposable?

Je ne veux pas stigmatiser. La démarche BEPS est une démarche collective qui est en train de devenir le standard international, elle sera d’ailleurs endossée à Antalya lors de la prochaine session du G20. La société internationale bouge plus que jamais. Cela étant dit, l’harmonisation fiscale est un projet qui a toute ma sympathie, depuis très longtemps. Je suis un social-démocrate convaincu et j’ai longtemps milité pour cela. En même temps, je vois bien les limites qui existent. Nous souhaitons déjà qu’il y ait une imposition effective dans chaque pays européen, ce qui n’est pas forcément le cas aujourd’hui.

Vous voulez aller vite et certains en Suisse craignent que tout le monde ne joue pas le jeu de la transparence. Que leur répondez-vous?

Je suis conscient d’être venus m’exprimer ici devant un public qui, peut-être par tempérament ou par métier, se trouve plutôt dans le camp des réticents. Mais je leur lance un message clair: personne ne pourra arrêter la transparence fiscale. Essayer de se mettre en travers, essayer de biaiser ou d’inventer de nouvelles distorsions ne servira à rien. Au contraire, et cela vaut pour tous les métiers de l’industrie financière, il faut accompagner le mouvement, offrir de nouveaux services.