Le Conseil fédéral envisage de créer des trusts de droit suisse, qui seraient moins coûteux que leurs concurrents anglo-saxons et utiles pour des questions de succession ou pour mener des actions collectives, notamment. Un trust fonctionne sur un modèle triangulaire: la personne qui le constitue remet la propriété de certains avoirs à un trustee (souvent une société spécialisée), qui doit les conserver et les administrer dans l’intérêt exclusif des bénéficiaires, à qui les revenus et les biens sont distribués conformément aux clauses du trust. Mais la taxation prévue dans le projet soumis à consultation jusqu’à fin avril risque d’être dissuasive pour les personnes tentées de créer une telle structure, estime Luc Thévenoz. Le professeur de droit a fait partie du groupe d’experts qui ont conseillé l’Office fédéral de la justice sur ce dossier.

Le Temps: Pour le grand public, les trusts sont souvent associés à des notions d’opacité et de fraude. Ce projet risque-t-il de créer un nouvel outil pour la fraude fiscale?

Luc Thévenoz: Certainement pas. Le fait qu’une société de domicile, ou un trust, détienne un compte en banque est une situation classique. Les banques suisses sont obligées d’identifier les personnes concernées par un trust. En outre, la Suisse pratique l’échange automatique de renseignements fiscaux avec plus d’une centaine de juridictions [les Etats-Unis ne participent pas à ce mécanisme, ndlr]. Si des avoirs placés dans le trust sont déposés auprès d’une banque suisse, des informations sont automatiquement envoyées au fisc des pays de résidence du constituant du trust, des bénéficiaires et du trustee, lorsque ces personnes résident dans un pays qui a un accord d’échange automatique avec la Suisse. A l’inverse, si des résidents suisses sont impliqués dans un trust à l’étranger, les administrations fiscales des cantons de résidence de ces individus recevront les mêmes informations.

En pratique, à quoi pourrait servir un trust suisse?

De son vivant, le constituant du trust peut commencer à organiser son patrimoine et la distribution des revenus éventuellement générés par ce patrimoine. Ces arrangements se perpétueront après le décès du constituant, sur plusieurs générations. Un tel trust protège mieux certains héritiers plus vulnérables contre d’éventuelles revendications excessives d’autres héritiers. Créer un dispositif de son vivant, le faire fonctionner donne une garantie de durabilité. 

Un trust peut-il être utile en dehors des questions de succession familiale?

Absolument. Un trust très simple pourrait garantir que les avoirs de clients détenus par une régie immobilière, une étude de notaires ou un cabinet d’avocats ne puissent pas être mis en danger par une éventuelle faillite. Autre exemple: des consommateurs qui s’estiment lésés pourraient partager les coûts et les risques d’une action contre la personne ou l’entreprise qu’ils estiment responsable en chargeant un trustee de la mener. Un récent arrêt du Tribunal fédéral dans l’affaire du Dieselgate a montré qu’une fondation peut être empêchée de le faire. Autre exemple: lorsque la fondatrice d’une entreprise veut la transmettre à la génération suivante, un trust permet de partager entre ses héritiers les revenus de l’entreprise tout en assurant que sa direction sera confiée à ceux qui en ont l’envie et les capacités.

Que permettra de faire le trust suisse présenté dans l’avant-projet du Conseil fédéral, par rapport à un trust anglo-saxon?

Le trust proposé par le Conseil fédéral ne permettra pas de faire davantage de choses qu’un trust étranger, par exemple anglo-saxon. Il ne sera pas plus opaque. Mais il sera plus accessible aux personnes et aux entreprises suisses car il impliquera d’avoir recours à un notaire ou un avocat suisse alors qu’un trust étranger nécessite de travailler avec des spécialistes suisses et étrangers, de signer des contrats en anglais, de manier des concepts différents, le tout se traduisant par un coût plus élevé. Un trust étranger peut se révéler dissuasif pour des fortunes qui ne se comptent pas en dizaines de millions de francs. Mais un trust suisse pourrait être accessible pour des actifs beaucoup plus modestes, une belle maison de famille, un portefeuille financier de quelques centaines de milliers de francs. Dernier point: les contentieux liés à un trust suisse seront réglés devant des tribunaux suisses, ce qui augmente la sécurité juridique.

Comment seraient imposés les actifs placés dans un trust suisse?

En résumé, le projet suisse prévoit que les avoirs soient taxés à chaque étape de la vie d’un trust. Au moment de sa création, l’impôt sur la succession et les donations s’applique si le constituant est résident suisse. Pendant l’existence d’un trust discrétionnaire et irrévocable, les impôts sur les revenus et sur la fortune seraient prélevés aux mêmes taux que ceux appliqués à une fondation sans utilité publique. Et lors de la distribution des avoirs placés dans le trust, les bénéficiaires devraient en plus acquitter l’impôt sur le revenu. Tout le capital placé dans un trust serait ainsi soumis à l’impôt sur les successions puis imposé une deuxième fois comme revenu au fil du temps.

Selon vous, ce projet du Conseil fédéral pourrait-il être accepté, dans ces conditions?

Le volet fiscal est clairement dissuasif et pourrait faire échouer un projet qui, dans son ensemble, offre des améliorations importantes aux familles, aux entreprises et à la place financière suisses. Personne ne suggère que placer des avoirs dans un trust devrait permettre d’économiser des impôts; l’idée n’est pas de créer une niche fiscale. Il faudra donc proposer au Conseil fédéral d’autres modèles fiscaux qui garantissent les revenus de la Confédération et des cantons tout en assurant la neutralité fiscale pour l’utilisation des trusts.