Avis aux actionnaires: les entreprises consacrent de plus en plus d’argent à racheter leurs actions. C’est autant de ressources qu’elles n’investissent pas dans des projets de développement et dans la distribution de dividendes.

Ce constat émerge d’une étude récemment publiée par le gérant d’actifs anglo-américain Janus Henderson sur 1200 sociétés cotées. Il témoigne d’une tendance de fond: alors que les rachats d’actions ne représentaient que la moitié des dividendes (52%) en 2012, ils s’en rapprochaient au coude à coude (94%) en 2022. La remontée des taux d’intérêt freinera-t-elle ce mouvement qui s’est nourri de l’argent facile? L’année 2022 était-elle un point d’orgue à une décennie exceptionnelle pour les marchés de capitaux? Cette montée en puissance est-elle compatible avec des objectifs de durabilité? Loin d’être anodine, elle soulève des questions difficiles.

Traditionnellement, les entreprises cotées utilisent la possibilité que leur donne la réglementation boursière de racheter leurs actions à hauteur de 10% maximum du capital pour des objectifs précis. Aux premiers chefs d’entre eux figurent la mise en place de plans d’actions ou d’options d’achat aux salariés et/ou aux dirigeants, la régularisation de cours de bourse, l’annulation des titres achetés (une réduction du capital), l’échange d’actions dans le cadre d’opérations de fusion-acquisition. L’achat d’actions propres est donc un outil classique dans l’arsenal des émetteurs pour atteindre un but tactique ou stratégique.

Cours de l’action contre dividendes

Il est, avec le dividende, l’un des signaux positifs que peuvent envoyer les entreprises aux marchés. Elles ont engrangé des bénéfices et souhaitent les partager avec leurs actionnaires. Leurs modalités et leur philosophie sont néanmoins différentes. Les dividendes, dont la décision d’attribution et le montant sont soumis à l’assemblée générale des actionnaires, concernent l’ensemble de ces derniers. Ils font l’objet d’une imposition dans la plupart des pays – 35% à la source en Suisse, déductibles des impôts sur les revenus. Le rachat d’actions au contraire n’est pas taxé. Son effet relutif (le capital est réduit à l’issue de l’opération) se traduit mécaniquement par une augmentation du bénéfice par action. Le message donné est le suivant: l’action est sous-évaluée, achetez!

C’est la stratégie, devenue un but en soi et non plus à l’appui d’un objectif précis, qu’ont suivie toujours plus d’entreprises depuis 2016, indique Janus Henderson. Les rachats d’actions ont ainsi crû de 22% en 2022 pour atteindre le chiffre record de 1305,4 milliards de dollars dans le monde, contre 1390 milliards pour les dividendes. Leur valeur a triplé en dix ans, alors que celle des dividendes a augmenté de 54%.

Global et concentré

Le top cinq des stars technologiques (Google, Amazon, Apple, Meta/Facebook et Microsoft) a largement soutenu cette expansion, Apple notamment. Dans les dix dernières années, l’inventeur de l’iPhone a dépensé plus de 557 milliards de dollars pour racheter ses actions, une somme supérieure à la capitalisation boursière de 494 des 500 entreprises incluses dans le S & P 500, l’indice phare américain. La société à la pomme est restée l’un des plus gros acheteurs du monde de ses propres actions en 2022, avec 90 milliards de dollars, soit près de 7% du total planétaire. Le secteur technologique (21,9%) devance tout juste les financières (18,8%) suivi par un trio composé des biens de consommation discrétionnaire (10,9%), des communications et médias (10,8%) et de l’énergie (10,3%).

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Les Etats-Unis s’arrogent 76,4% du total, l’Europe 16,7%, l’Asie 4,8%, les émergents un peu plus de 2%. Les dix plus gros acheteurs en représentent près du quart. Un seul d’entre eux n’était pas américain sur l’exercice de l’an dernier, l’anglo-néerlandais Shell. Car l’Europe aussi est touchée par la fièvre des rachats d’actions, qui ont pesé pour 161 milliards d’euros en 2022 contre 84 en 2021. Nestlé a été l’un des plus gros, toujours selon les données compilées par les auteurs de l’étude. Ces derniers pointent également les pétrolières, qui ont acquis 135 milliards de dollars de leurs propres actions, quatre fois plus qu’en 2021.

Des usages détournés?

Le cas des «majors» de l’or noir illustre bien l’ambiguïté du recours aux programmes de rachat d’actions. Ceux-ci peuvent être utilisés à bon escient par des sociétés à la tête d’un excès de liquidités qui souhaitent rétablir leur équilibre entre actif et passif. Les acteurs du secteur de l’énergie se trouvent dans ce cas, «grâce» au conflit russo-ukrainien. Ils pourraient les réinvestir entièrement, une fois les dividendes distribués, dans des projets dédiés aux énergies renouvelables. L’argument souvent opposé aux instigateurs de ces plans de rachat d’actions, à savoir le manque d’imagination et de stratégie de développement, perdrait alors son sens. Pourtant, Chevron, la deuxième compagnie pétrolière américaine, vient d’en lancer un nouveau pour 75 milliards de dollars.

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Un autre facteur de croissance trouve sa source dans l’indexation de la rémunération des cadres supérieurs sur des critères de hausse du bénéfice par action. Les dirigeants exécutifs ont recours à des artifices pour atteindre les objectifs de performance du cours de bourse. Avec, bien souvent, la bénédiction des actionnaires activistes et de certains investisseurs institutionnels qui votent ces plans, sans oublier les analystes et les agences de notation.

La hausse des taux d’intérêt pourrait changer la donne, en limitant la capacité d’emprunt pour financer des projets et… des programmes de rachat d’actions (aucune norme comptable n’interdit que de l’argent emprunté soit utilisé à cette fin). Les bénéfices retrouveraient le seul chemin des investissements dans des développements durables essentiels pour l’économie réelle. Le premier trimestre de l’année ne va guère en ce sens: les rachats ont plus que triplé pour atteindre le niveau le plus élevé jamais enregistré aux Etats-Unis (132 milliards de dollars) selon le cabinet d’analyse Birinyi Associates.

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