Alors que les scandales d’Archegos et Greensill semblent occuper toute l’attention, Credit Suisse se bat pour garder secret un rapport sur sa gestion des risques dans une tout autre affaire. Celle de son gérant star, Patrice L.*, condamné en 2018 par la justice genevoise à 5 ans de prison pour avoir causé un dommage de 143 millions de francs au préjudice notamment de l’ancien premier ministre géorgien Bidzina Ivanishvili, mais aussi pour s’être enrichi de 30 millions.

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Contrairement à Archegos et Greensill, des enquêtes ont déjà eu lieu dans ce dossier. L’une d’entre elles, confiée par la Finma, le gendarme suisse de la place financière, à un cabinet zurichois en 2016 et achevée en avril 2017, que Le Temps a pu consulter, révèle que Credit Suisse avait été informé de fautes des années avant que l’affaire n’éclate.

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Spirale infernale

A partir de la crise financière de 2008, le gestionnaire de Credit Suisse a multiplié les malversations pour dissimuler des pertes subies par certains de ses clients. Patrice L. avait comblé ces trous avec quelque 150 millions de dollars prélevés sur les comptes de Bidzina Ivanishvili. Ses tours de passe-passe l’ont conduit dans une spirale infernale, avait-il reconnu durant son procès genevois en janvier 2018: transferts indus, collage de signatures, prêts abusifs, trading non autorisé, comptes cachés aux clients, intermédiaires hors de la banque pour investir discrètement, rétrocommissions dissimulées. Des moyens – décrits pendant le procès comme «parfois très sophistiqués et parfois très grossiers» par le gérant – utilisés durant huit ans au nez et à la barbe de la banque.

Durant son procès, Patrice L. avait déclaré ne pas avoir compris comment il avait pu échapper au contrôle interne alors qu’il s’occupait du plus gros client de la banque. Tout comme il ne s’expliquait pas pourquoi il n’avait pas osé annoncer des pertes à un client russe en 2008 – le point de départ de ses manipulations qui n’ont été révélées que lorsque l’action Raptor Pharmaceuticals, dans laquelle Patrice L. avait massivement investi pour le compte de ses clients, est partie en chute libre en septembre 2015 après l’échec d’une molécule contre une maladie du foie. Licencié en 2015, l’homme avait été condamné en 2018, avant de mettre fin à ses jours à l’été 2020. Il avait purgé l’essentiel de sa peine, notamment en préventive.

Rapport «confidentiel»

Pour Credit Suisse, le rapport sur sa gestion du cas Patrice L. est «confidentiel» et doit le rester. Elle a déjà engagé plusieurs procédures dans ce sens. Dernière en date: la banque a intenté un procès à Londres devant la Haute Cour anglaise contre l’un des clients et son communicant, qui ont rendu ce rapport public en février dernier via le site Csvictims.com avant d’être contraints de le retirer. La semaine dernière, une juge britannique a confirmé cette suspension, qui court jusqu’à la date encore inconnue du procès.

Plusieurs procédures, dans plusieurs pays, sont par ailleurs en cours. Notamment une à Genève, ouverte à la suite de plaintes d’anciens clients de Patrice L. Dans ce cadre, le procureur avait voulu verser le rapport au dossier et le rendre accessible aux parties, ce contre quoi Credit Suisse avait fait appel. «La procédure est pendante auprès de la Chambre pénale de recours», confirme un porte-parole du procureur.

Révélations peu flatteuses

Ces révélations éclairent d’un jour nouveau la façon dont Credit Suisse gère les risques, surtout à l’heure où il doit déjà composer avec Archegos et Greensill. Révélations qui sont peu flatteuses: «Les fautes, dont il [Patrice L.] a été accusé en 2015, avaient déjà été détectées par le système en 2011 et 2012», soulignent les enquêteurs mandatés par la Finma. «Les documents montrent que le mépris [de l’employé] pour les directives internes, la conservation inadéquate de la documentation client, de même que les règlements non autorisés des transactions de client étaient connus depuis juin 2011 et avaient été analysés et remontés dans une certaine mesure, mais qu’il a fallu beaucoup de temps avant que des mesures disciplinaires soient prises», poursuivent-ils, voyant même des «tentatives d’en faire abstraction». Une raison parmi d’autres? «Aucune des parties impliquées ne s’est sentie responsable.»

Quatre mesures disciplinaires avaient été prises entre 2008 et 2013 à l’encontre de Patrice L. Par exemple, en 2012, il a vu son bonus être réduit de près d’un quart. Il avait également été décidé de séparer les services aux clients de la gestion administrative des comptes et de changer le responsable direct de Patrice L. Or, s’étonnent les enquêteurs, toutes ces mesures ont pris plus de six mois pour être mises en place. Un supérieur avait proposé de licencier Patrice L., proposition jugée excessive par d’autres.

Proposé pour une promotion

Le rapport pointe également le rôle des autres employés de la banque. «Ses supérieurs savaient qu’il ne suivait pas toujours les instructions de façon consciencieuse mais, dans les cas de violation de la compliance ou d’instructions, ils ont soit fermé les yeux, soit ont écarté une punition plus sévère pour éviter qu’il quitte Credit Suisse.» Pire, le rapport révèle que, malgré plusieurs avertissements par écrit, le banquier avait été proposé par un de ses supérieurs pour une promotion en 2014 (sans l’obtenir). Des supérieurs et des employés étaient au courant d’irrégularités dans les mandats des clients et se sont contentés d’explications, n’ont pas osé le contredire, et même dans certains cas ont essayé de dissimuler les incidents. Au total, outre Patrice L., deux autres personnes ont été licenciées et trois ont été sanctionnées, en lien avec cette affaire, souligne le rapport.

C’est que la contribution de Patrice L. était loin d’être anodine. D’après le rapport, il comptait pour 70% des revenus de son équipe à Genève et gérait la moitié des actifs. Il était même considéré comme une «superstar», d’après un employé cité dans le rapport. Il gagnait jusqu’à 2 millions de francs par an, soit en moyenne 12 fois plus qu’un gérant de son niveau hiérarchique, et a fait partie des trois meilleurs «performers» de la banque à partir de 2011. En sept ans, il avait généré plus de 54 millions de francs de revenus pour Credit Suisse.

Réprimandes de la Finma

Contactée, la Finma n’a pas fait de commentaire. En septembre 2018, elle avait publié un communiqué informant que Credit Suisse avait manqué à ses obligations dans le respect des obligations de diligence dans le domaine de la lutte contre le blanchiment d’argent en lien avec une relation d’affaires avec un client PEP, pour «personne exposée politiquement» – en l’occurrence Bidzina Ivanishvili. Ce dernier avait été enregistré comme tel trop tard et la documentation était lacunaire.

Dans le même communiqué, elle soulignait les «contrôles insuffisants d’un conseiller clientèle performant». Ce dernier «a violé, sur plusieurs années et de manière répétée et actée, les dispositions de la banque en matière de compliance. Cependant, au lieu de sanctionner de manière adaptée ce conseiller clientèle en raison de ses fautes, la banque l’a récompensé par des primes élevées et des évaluations positives.» La Finma, jugeant la gestion des risques inadéquate, avait alors demandé des mesures supplémentaires à celles qu’avait décidées la banque.

Egalement contacté, Credit Suisse insiste sur le fait que «ce document spécifique est confidentiel et correspond aux premières étapes de l’examen d’une affaire ancienne classée. Cet examen n’a pas révélé de faits susceptibles d’étayer les plaintes pénales à l’encontre de Credit Suisse.» La banque rappelle que le Tribunal pénal «a reconnu Credit Suisse AG comme la partie lésée dans cette affaire» et qu’elle «reste actuellement concentrée sur le recouvrement des actifs des parties enrichies par les transferts frauduleux, et continuera à utiliser ces actifs effectivement recouvrés pour indemniser les clients concernés».

* Nom connu de la rédaction