«La récente correction a fait sortir du marché les opérateurs inquiets»
Recherche
Selon Thorsten Hens, le directeur du Swiss Banking Institute, les bourses restent orientées à la hausse. Il défend l’utilité pratique de la finance comportementale

Thorsten Hens dirige le Swiss Banking Institute de l’Université de Zurich. En marge de la présentation d’une récente étude publiée par le Global Finance Institute, un institut créé par Deutsche Asset & Wealth Management, il commente l’évolution des marchés. Il défend l’utilité de la finance comportementale pour les investisseurs privés.
Le Temps: Jusqu’à la mi-mai, l’optimisme dominait sur les marchés. Selon les experts, les actions restaient correctement évaluées. Et il ne fallait pas suivre l’adage «vendre ses actions en mai et partir» cette année. Pourtant, la bourse japonaise a chuté de plus de 7% le 23 mai après la publication d’un indicateur de l’activité manufacturière en Chine moins bon qu’attendu ce jour-là. Depuis, les principaux indices mondiaux ont aussi stagné. En tant que spécialiste de la finance comportementale, avez-vous été surpris par le brusque repli de la bourse de Tokyo depuis deux semaines?
Thorsten Hens: De telles réactions sont normales après le fort mouvement de hausse entamé l’automne dernier. Il était inévitable qu’une correction survienne. J’ai été toutefois surpris par la baisse de 7 à 8% à l’intérieur d’une seule séance. La raison exacte de ce recul n’est pas identifiable. Beaucoup d’observateurs ont cité l’indicateur en Chine publié ce jour-là. Mais celui-ci n’était pas une raison suffisante pour déclencher une correction de cette ampleur. Depuis, d’autres motifs ont été évoqués l’expliquer, ce qui signifie justement que ce recul n’a pas été déclenché par un quelconque facteur fondamental.
– Comment l’expliquer alors?
– Beaucoup d’investisseurs sur le marché peuvent être décrits comme des «suiveurs de tendance». Des personnes qui agissent en suivant l’évolution des marchés plutôt que celle des fondamentaux. Pour cette catégorie d’intervenants, un petit motif est suffisant pour qu’ils se retirent de la bourse. Pour autant, la tendance de fond n’est pas cassée. Je ne crois pas que l’on va assister à une inversion de tendance sur les marchés à partir de maintenant. Du reste, l’indicateur publié en Chine n’a pas été vraiment l’élément déclencheur de la correction. C’est l’explication qui a été donnée après coup. En réalité, le système financier alimente lui-même ses propres fluctuations. Je sais que c’est un constat désagréable pour certains participants du marché. Il serait plus agréable de pouvoir attribuer une cause précise à chaque mouvement boursier. La récente correction a fait sortir du marché les opérateurs qui ont la main inquiète. Toutefois, nous nous trouvons toujours dans un trend haussier de long terme.
– La saisonnalité des marchés est un aspect souvent évoqué dans la finance comportementale. Certaines tendances qui se répètent d’année en année, comme la baisse durant les mois d’été. Se vérifient-elles scientifiquement?
– On peut établir la même comparaison qu’entre le climat et la météo. Le climat vous dit qu’à partir de mai ou juin la température dépasse souvent les 15 ou 20 degrés, avec tant de précipitations. Toutefois, le fait de connaître le climat à fin mai ne vous donne aucune indication sur le temps qu’il fera demain ou après-demain. Les observations liées à la saisonnalité des marchés sont en partie similaires: la règle «vendre en mai et partir» peut certes faire sens sur le long terme mais elle ne dit pas comment les marchés vont évoluer en mai ou en juin cette année. C’est seulement après 30 à 40 années que les écarts liés à la saisonnalité des marchés sont significatifs d’un point de vue statistique. Mais ils ne disent rien sur l’évolution à court terme des marchés.
– La finance comportementale a-t-elle une utilité pratique?
– Il existe deux groupes dans la finance comportementale. Le premier s’intéresse avant tout aux erreurs commises par les investisseurs et propose des recommandations pour éviter de les répéter. Le deuxième groupe tente, lui, d’exploiter les anomalies observées pour générer un rendement supérieur à celui du marché, «l’alpha comportemental» comme certains l’appellent. Des hedge funds travaillent sur de telles observations. Je suis plutôt sceptique envers de telles approches. J’appartiens au premier groupe. A l’Université de Zurich, nous avons développé des méthodes de diagnostic qui permettent aux investisseurs d’identifier les erreurs qu’ils auraient tendance à commettre. L’évaluation de l’aptitude au risque des clients, les profils de risque, que nous avons développée est désormais utilisée par de nombreuses banques dans leur activité de conseil, en particulier dans la gestion de fortune.
– Les investisseurs individuels peuvent-ils aussi en bénéficier?
– La finance comportementale les aide précisément à ne pas courir après la dernière mode d’investissement. D’éviter d’acheter les fonds thématiques du moment qui ne sont pas du tout adaptés au reste de leur portefeuille. Ou alors de croire que l’on est à même d’exploiter les tendances et les écarts entre les prix du gaz et du pétrole mieux que les spécialistes. Surtout, la finance comportementale aide aussi les investisseurs à ne pas se surestimer. Car l’excès de confiance figure tout en haut des erreurs les plus fréquentes commises par les investisseurs!
– Quels sont ses autres enseignements utiles pour les investisseurs individuels?
– Pour un investisseur, l’enseignement le plus utile de la finance comportementale est d’observer que l’évolution des marchés actions suit effectivement celle des données fondamentales de l’économie et des entreprises, mais aussi qu’ils fluctuent énormément autour de celles-ci. Ce que l’on appelle la volatilité excessive. Ces fluctuations excessives sont justement dues à la psychologie des marchés. Si l’on identifie correctement ces situations de volatilité excessive, on peut éviter d’importantes erreurs. Par exemple, quand les marchés ont évolué de manière favorable pendant longtemps et qu’ils s’éloignent de leur valeur fondamentale, il est conseillé de vendre ou de réduire son exposition aux actions. Il est psychologiquement difficile pour les gens d’avoir un tel comportement anticyclique dans de telles phases. On a plutôt tendance à vouloir miser sur ce qui a bien fonctionné. Ces constats ne sont pas nouveaux: Warren Buffett l’a déjà écrit dès les années 1960, sous une autre forme.
– La crise financière des années 2007 à 2009 a-t-elle significativement modifié le comportement des investisseurs privés?
– Dans tous les cas. Les investisseurs privés restent aujourd’hui encore traumatisés par la crise financière. Les pertes subies par UBS suite à la crise des «subprime» ont aussi beaucoup marqué les investisseurs en Suisse. Beaucoup ont perdu de l’argent ou restent très hésitants à investir à nouveau ces dernières années, qui ont pourtant généré de bons rendements. Même le rebond des marchés depuis septembre 2012 n’a étonnamment pas changé grand-chose à cette perception de la situation. Beaucoup restent encore dans une sorte d’état de choc, comme au sortir de la crise, et continuent à délaisser les actions. Les investisseurs institutionnels, comme les caisses de pension, qui sont contraints à rechercher des rendements pour atteindre certains objectifs de rendement sont, eux, revenus plus rapidement vers les actions.
– Ces dernières années, la finance comportementale a pris toujours plus d’importance dans les milieux académiques. Cette connaissance ne semble pas influencer le comportement des investisseurs. Comment l’expliquer?
– Je ne partage pas cet avis. Les marchés ou les banques ont toujours utilisé la connaissance de la finance comportementale. Par exemple, beaucoup de banques distinguent entre l’analyse fondamentale et celle du sentiment du marché. Puis, des économistes sont venus avec leurs modèles basés sur l’analyse fondamentale et ont considéré que tous les autres aspects n’avaient aucune validité. La nouveauté de ces dernières années est que l’on a recommencé à s’intéresser au comportement des investisseurs, mais avec une approche scientifique. En y intégrant les connaissances de la psychologie dans l’économie. Cela nous a permis d’élaborer des modèles qui présentent aujourd’hui le même niveau scientifique que les modèles classiques. Depuis, ces connaissances acquises par la finance comportementale ont à nouveau été reprises dans la pratique.
– Constatez-vous des différences de comportement importantes par pays?
– Oui, c’est qui ressort de notre étude «Finance comportementale et flux dans les fonds de placement: une étude internationale» publiée par le Global Finance Institute. Les recherches que nous avons effectuées sur la base de l’analyse des données de 52 pays montrent des différences étonnantes dans le comportement des investisseurs, notamment entre les pays du Nord et du Sud, ou entre l’Asie et l’Afrique. Auparavant, la recherche s’était surtout intéressée à comparer un ou deux pays entre eux. Cette nouvelle base de données est beaucoup plus vaste et permet d’éviter certains biais susceptibles d’expliquer ces différences.
– Comment se situent les Suisses à cet égard?
– Les Suisses représentent une population très intéressante de ce point de vue-là. Dans un papier, nous avons essayé de voir si les gens à Zurich se comportaient comme à Stuttgart, les Genevois comme les Lyonnais et les Tessinois comme les Milanais. Notre constat a été le suivant: les Zurichois et les Genevois se ressemblent beaucoup plus entre eux en matière de comportement d’investissement qu’avec leurs voisins proches situés en France et en Allemagne. Le «swissness» se vérifie ainsi entre Genève et Zurich. Ce n’est en revanche pas le cas pour les Tessinois, qui dans ce domaine sont plus proches des Milanais que des autres Suisses. Cela s’explique peut-être par le fait que le Gothard ne relie le Tessin au reste de la Suisse que depuis une centaine d’années! Globalement, les Suisses ont une attitude plus prudente que dans les pays voisins et présentent moins de biais comportementaux tels que l’excès de confiance. Les Suisses restent calmes et sceptiques. Ce n’est pas forcément dû uniquement à la mentalité mais s’explique peut-être aussi par leurs connaissances plus approfondies du domaine financier, ce qui les encourage à un comportement plus rationnel.