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«Je rêve d’un prix annuel pour l’échec philanthropique le plus retentissant»

Economiste, ancien haut responsable de l’aide publique britannique, Michael Green est le coauteur de «Philanthrocapitalism: How Giving Can Save the World». Il dirige la société de conseil Social Progress Imperative, à Londres

Image d'illustration. Campagne de diffusion de produit contre les moustiques porteurs de la malaria, Inde, août 2017. — © JAGADEESH NV
Image d'illustration. Campagne de diffusion de produit contre les moustiques porteurs de la malaria, Inde, août 2017. — © JAGADEESH NV

Organisé par Le Monde Afrique, Le Temps et l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), un forum se tiendra toute la journée du 12 octobre à la Maison de la paix, à Genève, pour faire le point sur l’apport des philanthropes privés au développement. Le programme complet de l'événement est à retrouver ici. Cet article est le deuxième d'une série consacrée à ces nouveaux enjeux.

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L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) vient de passer la philanthropie à la douche froide, en estimant sa participation aux pays en voie de développement à 7,6 milliards de dollars par an au lieu des 60 milliards de dollars estimés par le Hudson Institute. Comment expliquer une telle différence ?

Ce sont de nobles efforts que de faire ces estimations, mais c’est très difficile d’arriver à un chiffre précis. Et c’est bien là un des problèmes de la philanthropie, qui doit vraiment être plus transparente.

A quoi attribuez-vous ce manque de ­transparence ?

Aux différences des standards fiscaux d’un pays à l’autre, mais aussi au fait que ce sont le plus souvent les fondations elles-mêmes qui autodéclarent leurs activités, et que certaines sont plus transparentes que d’autres.

Si les chiffres de l’OCDE sont exacts, Bill ­Gates, le patron de Microsoft, en représente près de la moitié. Cela ne fait-il pas de lui une exception, plutôt qu’un modèle ?

Il est de loin le plus gros acteur du marché, en partie en raison de la combinaison de son argent avec celui du milliardaire Warren Buffett. Mais le paradoxe, c’est que lui-même se présente comme une petite organisation, et insiste sur le fait que ses 3 milliards pour les pays en voie de développement ne sont qu’une goutte d’eau par rapport à l’argent des gouvernements. Si bien qu’il considère que pour avoir de l’impact, il doit agir en agent catalyseur de l’argent public, et non en acteur isolé. C’est remarquable, parce que trop de philanthropes ignorent ou feignent d’ignorer l’action des gouvernements et échouent de fait à inscrire leur propre action dans un système vertueux. Le triste résultat, c’est d’innombrables occasions manquées de partenariats et de synergies. Mais cela s’améliore.

Les nouveaux philanthropes, comme on les appelle, ont plutôt tendance à agir en direct, sans perdre de temps avec les autorités…

C’est trop tôt pour l’affirmer. Même Bill ­Gates a traversé un processus d’apprentissage pour admettre qu’il ne pouvait pas changer le monde tout seul. Les autres sont au début du chemin. Une partie d’entre eux, comme Mark Zuckerberg [cofondateur de Facebook], ont aussi un autre modèle. Au lieu de juste donner l’argent, comme Bill Gates, ils l’investissent dans des projets sociaux, en espérant un retour financier. Par définition, l’impact investing [investissement à impact social] dans le secteur privé est moins lié aux gouvernements que les missions que Gates s’est choisies. Et le secteur privé peut aussi être une immense contribution au développement. Pensez à l’impact des téléphones portables en Afrique subsaharienne.

Pensez-vous qu’il y a des choses que les philanthropes font mieux que les Etats ?

Les philanthropes peuvent prendre des risques auxquels les gouvernements ne peuvent pas songer, concentrés qu’ils sont sur le court terme et les cycles politiques. Ils peuvent ­essayer des choses, et si cela marche, ils accélèrent le processus d’innovation sociale.

Par exemple ?

Il y a vingt ans, beaucoup d’argent allait à la lutte contre le sida, laissant de côté la malaria considérée alors comme impossible à combattre. Bill Gates s’est emparé du sujet, il a véritablement conduit l’action mondiale contre la malaria. Les millions de vies ainsi sauvées lui doivent beaucoup. Il y a tant de pessimisme, dans ce monde, que c’est important d’afficher ce genre de succès. Philanthropes et gouvernements pourront en déduire qu’ils peuvent résoudre des problèmes aussi graves que la malnutrition infantile.

Tout le monde parle de philanthropie. Vous ne craignez pas un effet de mode, avec un impact limité ?

Il y a trois tendances. D’abord, un plaidoyer général pour encourager la philanthropie, comme l’initiative The Giving Pledge [« la promesse de don », une campagne lancée en 2010 par Warren Buffett et Bill Gates pour inciter les plus riches à donner une partie de leur fortune de leur vivant], qui connaît un certain succès. D’autre part, il y a une attention croissante portée aux inégalités, et au rôle des riches. Souvenez-vous de la conférence TED du milliardaire américain Nick Hanauer : « Beware, fellow plutocrats, the pitchforks are coming » (attention, camarades ploutocrates, les fourches arrivent).Et enfin, la génération des baby-boomers est en train de laisser la place aux millennials, qui ont un rapport différent à l’argent. Ils se posent de nouvelles questions sur le rôle de leur fortune et la manière de l’utiliser. Des sommes très importantes vont bientôt passer d’une génération à l’autre, dont une grande partie devrait aller à des femmes. Ce sera très intéressant à observer. De toute façon, dans la philanthropie, les motivations ne comptent pas. Si on creuse, on tombe presque toujours sur de l’égoïsme ou de l’égotisme. Le seul critère pour juger la philanthropie, c’est l’impact.

Voyez-vous des secteurs négligés par l’aide privée ?

Les philanthropes se sont lancés dans les maladies infectieuses, parce qu’ils avaient ­besoin de victoires rapides. Des questions plus complexes, comme l’assainissement de l’eau, le logement et les abris, ont reçu moins d’attention, peut-être parce que cela implique des infrastructures, des partenariats public-privé, et que c’est plus difficile à prendre en charge. Mais je suis certain que la ­prochaine génération de philanthropes va s’en occuper.

Des exemples où la philanthropie fait du mal ?

Chaque dollar gaspillé fait du mal, parce qu’il aurait pu faire du bien. Quand les philanthropes font des choses dont ils savent qu’elles ne marchent pas, cela finit par coûter des vies. Finalement, un des grands succès de la Fondation Gates est d’avoir attiré autant de critiques. Beaucoup de gens regardent cette fondation à la loupe, parce qu’ils n’aiment pas Microsoft, ce personnage, ses idées, que sais-je. La fondation en a énormément profité, pour devenir ce qu’elle est. Et je rêve que bien davantage de philanthropes soient soumis au même examen.

Les philanthropes peinent à admettre leurs échecs, non ?

Je rêve aussi que les fondations se regroupent pour donner chaque année le prix de l’échec philanthropique le plus retentissant. Cela aiderait à libérer la parole et encouragerait la transparence. Trop souvent, dans ce monde, il s’agit d’autocongratulation au lieu de parler de ce qui marche et de ce qui ne marche pas.

Michael Green a coécrit Philanthrocapitalism: How Giving Can Save the World (Bloomsbury 2009, non traduit).