«Les robots ne sont pas l’avenir de la gestion»
Interview de la semaine
Alfredo Piacentini est une figure de la place financière genevoise. Après avoir quitté la Banque Syz qu’il avait cofondée en 1994, il a rejoint Decalia Asset Management en 2014. Il porte aujourd’hui un regard avisé sur l’avenir de la place

En juillet 2014, Alfredo Piacentini vendait ses parts et quittait la banque Syz & Co qu’il avait cofondé avec Paolo Luban et Eric Syz. Alors qu’il aurait pu se retirer paisiblement du monde de la finance, il décidait de se lancer dans un nouveau défi en rejoignant deux amis – Isabella Pedrazzani et Gabriel Gumener – au sein de Dalia Capital, une petite structure de gestion de fortune. Recapitalisée et renommée depuis Decalia Asset Management, elle compte désormais plus de 2 milliards sous gestion.
Le Temps: Depuis votre arrivée, la masse sous gestion de Decalia a doublé de taille. On vous imagine heureux?
Alfredo Piacentini: [Rire] Tout est relatif. Non seulement nous ne sommes pas partis de zéro et une partie de la clientèle que j’avais construite au fil des années nous a rejoints, mais nous avons également engagé des gérants privés qui ont apporté leur propre clientèle. Par ailleurs, nous avons développé, depuis la fin 2015, notre activité de fonds de placement ce qui nous a aussi permis de grandir. Résultat: nous sommes passés de 8 personnes à fin 2014 à 30 collaborateurs aujourd’hui. Nous sommes donc dans une phase d’investissement pour accompagner nos projets d’expansion.
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– La société est-elle rentable?
– Nous avons été bénéficiaires dès le début de l’activité, mais avec ces investissements importants, nous devons naturellement veiller à la rentabilité. Or, comme chacun le sait, il est toujours plus facile d’augmenter les charges que de faire croître les revenus en conséquence.
– Vous êtes 27 personnes de plus qu’à votre arrivée, dans quels domaines avez-vous recruté?
– Le succès passant aujourd’hui pour beaucoup par les capacités d’analyse et de gestion de portefeuille, nous avons surtout investi dans ces deux domaines. Nous avons aussi recruté des gérants de fortune qui trouvent chez nous une alternative à leur banque ou à leur ancienne structure. Etant donné qu’il y a passablement de mouvements au sein des équipes de gestion actuellement à Genève, nous comptons devenir l’un des acteurs de ce mouvement de consolidation.
– Vous avez également recruté des gérants de fonds à l’étranger. Est-ce facile de les faire venir à Genève?
– Etonnamment, Genève représente aujourd’hui une vraie alternative pour des gérants d’actifs en Europe qui n’avaient jusqu’ici que Londres en ligne de mire. Car si la City reste le temple de la gestion en Europe, le Brexit a contribué à créer passablement d’incertitudes. Si vous ajoutez à cela les tensions sociales et la menace terroriste qui prévalent dans certains pays, vous comprendrez pourquoi il y a actuellement un certain regain d’intérêt pour la place genevoise.
– On a pourtant l’habitude d’entendre les acteurs de la place financière se plaindre des incertitudes, fiscales ou réglementaires, qui nuisent à l’attractivité de Genève!
– Là encore tout est relatif. Evidemment, la place genevoise connaît elle aussi son lot d’instabilité et de changements structurels. Cela étant dit, la qualité de vie, le cadre juridique et la sécurité restent attractifs par rapport à d’autres pays européens.
– Que représente aujourd’hui la gestion d’actifs pour Decalia?
– Les fonds de placement et les clients institutionnels représentent environ 25% de notre activité.
– Et quel est l’objectif à terme?
– Notre objectif est de trouver un équilibre entre deux métiers, la gestion de fortune et la gestion d’actifs, qui sont alternatifs et complémentaires. Ils sont alternatifs car ils ont des cycles, une rentabilité et une vitesse de développement différentes. Et ils sont complémentaires car ils utilisent la même matière première: l’analyse et la recherche d’idées.
– Côté gestion de fortune, quel type de clientèle ciblez-vous?
– Nous faisons du sur-mesure si bien qu’il faut avoir une certaine taille, autour d’un million de francs, pour venir chez nous. Nos clients sont généralement relativement sophistiqués, ils comprennent la finance et le fait qu’il faut, par exemple, rallonger la durée des investissements si l’on compte obtenir des rendements en cette période de taux négatifs. Ils disposent donc d’une vision à moyen terme et sont assez friands de nouvelles idées d’investissement.
– Est-il possible aujourd’hui pour une boutique comme la vôtre de viser tous les pays?
– Nous sommes assez ouverts, notamment pour ce qui concerne la clientèle des marchés émergents qui considère toujours la Suisse comme une marque d’excellence. Il faut toutefois faire des choix, car vous ne pouvez pas vous développer activement partout, pour des questions de ressources, mais aussi de respect des réglementations et de conformité fiscale. Nos axes de développement évolueront aussi en fonction des gérants qui nous rejoindront. Quant à notre clientèle traditionnelle, elle reste en priorité suisse et européenne, à savoir italienne, espagnole et britannique pour l’essentiel.
– Qu’en est-il du marché américain?
– Nous nous y intéresserons peut-être un jour, d’autant que les marges y sont plus intéressantes qu’en Europe. Les Américains, qui sont toujours en avance, ont compris qu’on ne pouvait plus mélanger le courtage, le conseil et la gestion discrétionnaire. Cette dernière y est donc plutôt bien rémunérée aujourd’hui. D’un autre côté, le marché américain nécessite d’importants investissements et de nombreuses autorisations réglementaires, si bien qu’avec notre taille actuelle, il nous semble un peu prématuré de nous y lancer. Cela étant, nous nous installerions plus volontiers aux Etats-Unis qu’en Asie.
– De nombreux établissements suisses ont misé et misent encore sur l’Asie!
– L’Asie a aussi été le Waterloo de nombreuses banques de taille moyenne ces dernières années. C’est non seulement un marché extrêmement concurrentiel, mais il est aussi coûteux et plutôt porté sur le conseil que la gestion. Sans oublier qu’il est très difficile d’y fidéliser des équipes. A l’inverse, je pense que l’on peut réussir avec une taille plus raisonnable aux Etats-Unis même si le coût d’installation peut être beaucoup plus élevé que dans un pays européen.
– A propos de l’Europe, prévoyez-vous de vous y développer?
– Oui, nous réfléchissons à y acquérir une petite structure qui nous permettrait de bénéficier du passeport européen, élément indispensable aujourd’hui. Quant à nos fonds, ils sont de droit luxembourgeois, si bien qu’ils peuvent y être enregistrés sans problème.
– Vous parliez des Etats-Unis où la tendance est à la séparation entre les sociétés de gestion et les banques traditionnelles. Cela va-t-il prévaloir en Suisse également?
– Oui, notamment en raison des développements technologiques qui permettront une plus grande automatisation des ordres. Et qui plus est à moindre coût. Si les grandes banques pourront s’en sortir parce qu’elles travaillent sur de gros volumes, ce sera plus compliqué pour les établissements de taille moyenne dont les coûts opérationnels restent relativement élevés. Celles-ci devront choisir à l’avenir car si l’on aimerait tous pouvoir s’offrir une Rolls au prix d’une Fiat 500, ce n’est tout simplement pas possible. Le client, lui, s’il veut un service sur-mesure devra le payer. Par contre, les banques ne pourront pas lui fournir un service de supermarché à un prix d’une épicerie de luxe.
– Vous pensez que cette évolution peut profiter aux gérants indépendants?
– Oui, car les gérants garderont la partie la moins industrialisable de la gestion, celle que l’on ne peut pas mécaniser et qui apporte la plus grande valeur ajoutée.
– On parle pourtant beaucoup des robots-conseillers («robo advisors»), qui gèrent les fonds à la place des hommes…
– Je ne crois pas qu’ils représentent l’avenir de la gestion et cela pour une simple et bonne raison: ils devront toujours se baser sur des données passées et n’auront pas de capacité prévisionnelle. On ne peut pas quantifier quelque chose de fondamentalement qualitatif. Pourtant, je peux vous assurer que si j’y voyais la moindre opportunité concrète, je serais le premier à y aller. Mais je n’y crois pas, comme j’ai d’ailleurs toujours résisté à la gestion passive. Après tout, qu’elle serait notre valeur ajoutée de gérant si j’y croyais?
– Les pressions augmentent aussi sur les gérants indépendants.
– C’est vrai, et je pense que nous devrons répondre à des exigences réglementaires plus élevées encore à l’avenir, que ce soit en termes de gestion des risques ou de compliance. Or, tout cela représente des coûts et les structures qui n’auront pas une taille suffisante auront certainement plus de peine à survivre. A ce titre, je trouve très intéressant ce qui s’est passé dans les années 1980 avec les agents de change en Europe, que ce soit en France ou en Italie. Suite à un changement juridique, beaucoup ont préféré disparaître plutôt que de fusionner.
– Pourquoi?
– Tout simplement parce qu’il n’est pas toujours facile de fusionner deux structures de tailles similaires avec, souvent, de fortes personnalités à leur tête. Parfois l’émotionnel est plus fort que la logique. La tendance chez les gérants indépendants sera ainsi à la concentration mais elle prendra un certain temps à se mettre en place et il faut s’attendre à des disparitions en cours de route.