Depuis sa création en 2005, la société genevoise Symbiotics publie chaque année une étude détaillée sur son domaine de prédilection: les fonds d’investissements en microfinance. Une étude qui s’est imposée au fil des années comme la référence du secteur, celle qui permet aux gérants de comparer leurs performances et à l’industrie d’observer son évolution. Fondateur et directeur de la société, Roland Dominicé revient sur dix ans d’histoire.

– Quels sont les principaux changements qu’a connu la microfinance depuis 2005?

– Ce qui est le plus frappant c’est la continuité qui a marqué le secteur, la stabilité des tendances. Les femmes sont ainsi toujours les premières bénéficiaires (60%) de la microfinance, tout comme les régions d’Amérique Latine, d’Europe de l’Est et d’Asie centrale. La répartition de 50/50 entre les zones urbaines et rurales est elle aussi restée la même.

– L’Afrique et le Moyen-Orient ne représentent que 12% du marché, cela vous étonne-t-il?

– Oui et non. Tout le monde s’attend aujourd’hui à voir l’Afrique grandir rapidement dans les portefeuilles mais on oublie que les processus liés à la microfinance prennent du temps à se mettre en place. La surprise à mon sens c’est que l’Amérique Latine continue de bénéficier d’environ un tiers des investissements de la part des fonds de microfinance alors que beaucoup d’observateurs s’attendaient à ce qu’elle ait un rôle graduellement moins important, et que les financements locaux y prennent le relais rapidement.

– Pourquoi cela ne s’est-il pas produit?

– Car les institutions de microfinance en Amérique Latine souhaitent pouvoir diversifier leurs sources de financement et restent très attachées aux investissements européens en particulier. Au final, ce n’est pas l’Afrique qui est en retard mais plutôt les autres régions historiques de la microfinance qui ont poursuivi sur la voie d’une croissance rapide.

– Cette stabilité est-elle aussi visible du côté des investisseurs?

– Oui, il y a chaque année depuis 10 ans environ un milliard de dollars d’argent frais qui arrive sur le marché des fonds de microfinance, ce qui porte son total à 12 milliards. Sinon tous les indicateurs sont stables: le taux de rendement moyen est toujours resté autour de Libor +3%, le taux de défaut, même s’il a connu un pic durant la crise, autour de 2% et le coût de gestion autour de 2%, pour les fonds «fixed income». Le plus étonnant c’est que ce sont toujours les mêmes sociétés de gestion qu’il y a 10 ans qui dominent le secteur, il y a eu ni fusion, ni disparition, ni acquisition, ni nouveaux arrivants.

– Est-ce une bonne nouvelle?

– Cela veut simplement dire que nous sommes qu’au début du chemin, en pleine phase de croissance. Dans cette décennie de démarrage, on pourrait penser que les premiers fonds n’ont pas eu de fortes pressions sur leurs risques, leur rendement, leurs marges ou leurs économies d’échelle. Cela étant dit, les choses ont commencé à changer depuis quelques années, avec l’arrivée de grands investisseurs institutionnels qui n’hésitent pas à bousculer le modèle d’affaires. C’est plutôt une bonne nouvelle puisque cela va permettre à la microfinance de sortir de sa niche et de rentrer plus pleinement dans les marchés financiers et la gestion de portefeuille traditionnelle.

– L’intérêt des investisseurs institutionnels a-t-il marqué un tournant pour l’industrie?

– Oui, cela a même été une victoire en soi. Car les banques de développement, qui ont lancé le mouvement dès la fin des années 1990, ont toujours gardé malgré tout un agenda politique. Le secteur privé a d’abord été tiré par des investisseurs privés, fortunés, qui ont pris une approche parfois plus émotionnelle à ce type d’investissement, parfois liée à une activité charitable. Or, au fur et à mesure que le risque-rendement de fonds microfinance se confirmait, les choses ont changé. Dès 2006 environ, des investisseurs institutionnels, que ce soit des caisses de pension ou des sociétés d’assurance-vie, ont pris le dessus et investis des centaines de millions de dollars dans le secteur. Aujourd’hui, les caisses de pension représentent plus de 60% des investissements chez Symbiotics.

– D’où viennent-ils en majorité?

– Des Pays-Bas, de Suisse et de Scandinavie principalement, d’Allemagne aussi. Les fonds américains, en revanche, sont plutôt en phase de décroissance.

– Pourquoi?

– Outre des sensibilités différentes au développement durable, plus prononcée en Europe jusqu’à présent, la raison principale est probablement à voir dans les différences de taux entre les deux continents, en particulier depuis l’apparition des taux d’intérêt négatifs. Quand vous faites du -1% de rendement sur le long terme et que l’on vous propose du +3% historiquement avec très peu de volatilité, de la prévisibilité et une certaine stabilité empirique, vous vous posez des questions. C’est ce qui est arrivé en Europe.

– Les taux d’intérêt négatifs font donc le jeu de la microfinance?

– D’une certaine façon. Ceci étant, quand le Libor était à +3% le secteur offrait 6% de rendement. Ce qui attire les investisseurs institutionnels, c’est davantage la très faible volatilité de ce type de fonds, et sa marge au-dessus de l’inflation. Et puis, en second lieu, tout ce qu’elle représente en tant qu’investissement éthique: les marchés en croissance, les populations à bas revenus, la création d’emplois, le développement durable.

– En 2009, la microfinance a connu sa première crise avec d’importants retraits de fonds à la clé, suite à plusieurs scandales, dont une vague de suicides de paysans surendettés en Inde. Cette crise a-t-elle eu des effets sur l’industrie?

– Oui. Sur le terrain d’abord, ce sont les marchés les moins régulés qui en ont le plus souffert. Le surendettement a explosé à ce moment-là dans plusieurs pays dont les banques centrales ne maîtrisaient pas la pratique de prêts dans l’économie informelle. Ce fut le cas en Inde, où Symbiotics et d’autres fonds n’étaient pas présent, dû à ces limitations de régulation. Mais ce fut aussi le cas au Nicaragua où nous étions présents. L’impact de la crise financière a fait l’effet d’un apprentissage important pour les banques centrales locales et les investisseurs étrangers. Depuis, un énorme travail de régulation a été effectué. Au niveau des investisseurs ensuite, l’apprentissage a aussi été important; ils comprennent mieux le secteur, ses avantages et ses risques. Le surendettement en temps de crise reste un problème non-négligeable, ici comme ailleurs, mais la période de 2009-2010 a permis à l’industrie de la microfinance d’en sortir renforcée et plus saine.

– Est-ce dire que certains n’étaient pas là pour les bonnes raisons?

– Des investisseurs ont pu croire, à un certain moment, que le but de la microfinance était de faire la paix dans le monde – suite à l’attribution du prix Nobel en 2006. Sauf que cela n’a jamais été le cas, en tout cas dans sa causalité directe. Les initiateurs du mouvement n’ont jamais parlé de paix dans le monde. Certains, comme Muhammad Yunus, ont parlé d’éradiquer la pauvreté. Mais l’objectif initial derrière le projet de Nations Unies et autres agences de développement était l’inclusion financière, le fait de faciliter l’accès au capital et aux services financiers.

– C’est-à-dire?

– Dans le monde actuel, le droit à un compte en banque est presque aussi fondamental que le droit au logement par exemple. Or, une énorme partie de la population mondiale n’a jamais parlé à un banquier, ne dispose ni de compte d’épargne, ni de carte de crédit, ni d’assurance. Voilà à quoi doit servir la microfinance: amener l’argent là où il n’y en a pas, là où il ne va pas naturellement dans les pays du Sud. Il peut paraître aujourd’hui parfois étonnant de voir des investisseurs insister à placer leur argent dans des marchés déjà saturés dans les pays du Nord. Ce n’est pas l’objectif de la finance que de surenchérir sur des marchés surendettés et en faible croissance; cela n’offre guère de capacité à créer de la valeur pour l’épargnant sur le long terme. Il est de ce point de vue naturel pour nos caisses de pension d’investir au bas de la pyramide sociale dans des marchés émergents à fort potentiel économique.

– Certains investisseurs sont même prêts à payer des intérêts négatifs!

– Cette dynamique est effectivement étonnante à observer, d’autant plus en sachant que la planète a besoin de plus 2500 milliards de dollars d’investissement par année rien que dans des secteurs clés de première nécessité comme l’eau, l’énergie, les transports et les télécommunications dans les pays émergents, si l’on veut atteindre les objectifs du développement durable.

– Vous disiez que plus de la moitié de la population adulte dans les marchés émergents n’a jamais rencontré un banquier. Les fintech, les applications sur téléphone portable, vont-elles révolutionner la microfinance?

– Je ne crois pas. Des solutions technologiques vont certainement faciliter les contacts entre clients et banquiers, que ce soit en Afrique ou ailleurs. Et de petits prêts à la consommation rapides et immédiats pourront se faire via un téléphone portable. Mais les banques resteront toutefois importantes pour les PME qui ont besoin de financer leurs investissements et leurs fonds de roulement, tout comme pour les populations hors réseau travaillant de manière informelle. Ce n’est pas un algorithme qui pourra le faire.

– L’investissement à impact social intéresse toujours davantage d’investisseurs. La microfinance profite-elle de ce mouvement, dont elle fait partie, ou, au contraire, voit-elle émerger une nouvelle forme de concurrence?

– Le mouvement est largement positif pour la microfinance qui représente l’investissement à impact social par excellence. Maintenant, il y a évidemment trop d’investisseurs qui veulent investir de manière socialement responsable pour que la microfinance soit le réceptacle de tout leur argent. C’est donc dans l’intérêt de ces investisseurs qu’il y ait d’autres thématiques qui se développent.