Tobias Straumann, historien économique: «C’est une crise des élites zurichoises»
Histoire
AbonnéPour ce spécialiste de l’histoire financière suisse, la débâcle de Credit Suisse est le révélateur du déclin relatif de la place financière suisse

Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Zurich, Tobias Straumann s’est intéressé durant toute sa carrière à l’histoire financière européenne, ainsi qu’à l’histoire économique suisse. C’est dire s’il pose un regard avisé sur la crise qui frappe actuellement la deuxième banque du pays.
Le Temps: Auriez-vous imaginé il y a trois jours que Credit Suisse serait à l’article de la mort?
Tobias Straumann: Pas vraiment, mais je suis toujours très prudent au sujet des crises financières car on ne peut jamais anticiper comment la situation va évoluer. C’est aussi valable pour ce qui va se passer en cas de fusion de Credit Suisse avec UBS. Peut-être que cette solution va calmer les marchés. Mais les gens peuvent aussi prendre peur en se disant que la crise financière vient à peine de commencer et qu’elle anéantit déjà une grande banque globale. Ce qui est sûr, c’est qu’une crise bancaire commence toujours au passif du bilan. Quand les gens sortent de l’argent, c’est le début de la fin.
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Credit Suisse a en effet été victime d’une panique bancaire. Presque classique.
Oui et ce qui est intéressant dans ce cas, c’est que Credit Suisse était solvable, remplissait toutes les exigences réglementaires en matière de fonds propres. Cela nous rappelle que la réglementation ne peut jamais empêcher les crises. Elle peut seulement les atténuer.
C’est en effet surprenant que ce soit Credit Suisse qui tombe, et si vite.
Depuis que les taux d’intérêt ont commencé à remonter aux Etats-Unis, il était clair qu’il y aurait des dégâts. Mais on pensait plutôt que ce serait dans les pays émergents, comme au Sri Lanka, que dans le secteur bancaire. Et pourtant, maintenant, aux Etats-Unis, la situation est en effet beaucoup plus sérieuse qu’en Suisse où une seule banque est touchée.
Chez Credit Suisse, c’est surtout la stratégie qui a été mise en œuvre qui est en cause avec les scandales Archegos et Greensill. Jusqu’à octobre dernier et la nouvelle stratégie présentée, il était impossible de comprendre où Credit Suisse voulait aller. Malheureusement, c’était trop tard et la banque a manqué de chance car les marchés sont devenus très nerveux à cause des Etats-Unis [faillite de la Silicon Valley Bank, ndlr]. Mais elle avait eu assez de temps pour corriger cela. Depuis la grande crise financière de 2008, en fait, on avait l’impression que les dirigeants de la banque se disaient qu’il n’y avait rien besoin de changer et que cela irait toujours.
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Il faut rappeler à quel point Credit Suisse occupait une place particulière dans le pays.
Absolument. C’est la banque zurichoise. Elle est à l’origine de la place financière de cette ville comme première place du pays, devant Genève et Bâle. La Schweizerische Kreditanstalt, c’est la banque de l’élite zurichoise, des entrepreneurs. C’est un symbole du pouvoir économique de cette ville. C’était toujours une pouponnière pour des entreprises comme Swiss Re, Nestlé ou Roche. On retrouvait les mêmes personnes dans leurs conseils d’administration.
Un profil très différent de celui d’UBS.
Oui, parce qu’UBS est née d’un mélange de différentes banques. A la base, la banque est née d’une fusion avec la banque de Winterthur qui était active dans le financement du coton et d’un autre établissement, basé dans le Toggenburg, actif dans le textile. Ensuite, il y a eu en 1997 la fusion avec la Société de banque suisse qui, elle, avait un profil très proche de Credit Suisse. C’est d’ailleurs un peu surprenant que ce mélange existe toujours. Credit Suisse a, elle aussi, vécu beaucoup de crises mais jusqu’à la semaine dernière, elle a toujours eu la possibilité de les surmonter sans l’aide de l’Etat, comme en 2008 lorsqu’elle a fait une augmentation de capital grâce à des investisseurs qataris.
Justement, en 2008, l’Etat intervenait une première fois pour sauver UBS. Peut-on comparer les deux événements?
Pas vraiment. Dans un sens oui, parce que dans les deux cas, la BNS et la Confédération jouent un rôle central pour trouver une solution. Mais quand on regarde les détails, ce n’est pas la même chose. UBS était très active aux Etats-Unis, faisait des profits et puis, il y a eu la crise des subprimes avec des milliards de pertes. Chez Credit Suisse, on a assisté à un processus beaucoup plus lent, avec une répétition de scandales et de pertes. C’est une série d’erreurs pour lesquelles on a trop tardé à réagir.
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Faut-il plutôt comparer cette déroute au «grounding» de Swissair en 2001?
Ce que je lis dans les débâcles de Swissair et de Credit Suisse, c’est une crise des élites zurichoises. Une stratégie d’internationalisation qu’on pensait bonne et qui s’est révélée être désastreuse. Ce qui s’est passé, c’est que la capacité de l’élite suisse à engendrer des acteurs économiques globaux a été surestimée.
A contrario, des entreprises comme Nestlé, Novartis et Roche semblent très bien résister.
C’est juste. Peut-être que dans ces secteurs, la possibilité d’exceller au niveau international est réelle. Mais pas en finance. En quinze ans, c’est la deuxième fois qu’il y a une crise avec une grande banque. Car on ne peut pas dire non plus que l’histoire d’UBS représente un succès total. A mon avis, cela a aussi à voir avec la domination des places anglo-saxonnes. La Suisse ne peut pas être dans la première ligue de la finance mondiale.
Selon vous, quelles séquelles la place financière suisse va-t-elle garder de cette nouvelle crise?
Cela va dépendre de l’évolution de la situation qui, encore une fois, est très difficile à prévoir. Peut-être que dans six mois, on parlera d’autres banques en difficulté et qu’on se dira que la Suisse n’a pas si mal géré les choses. En mars 2008, lorsque la banque américaine Bear Sterns a fait faillite et a dû être reprise par Morgan Stanley, on se disait que c’était très sérieux. Avec ce qu’il s’est passé après, la faillite de Lehman Brothers et la crise qui en a découlé, on l’a complètement oublié.
Ce qui est sûr, c’est qu’à mon avis, le déclin relatif de la place financière suisse a déjà commencé après cette grande crise financière. Avec la fin du secret bancaire, les marges dans la gestion de fortune ont beaucoup diminué pour les banques suisses. Nous sommes toujours dans les conséquences de ce tournant, il y a 15 ans, et vivons un changement d’époque dans la finance.
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