Corruption
Xavier Justo a tenté de vendre des informations confidentielles de son ex-employeur à la presse étrangère pour 2 millions de dollars. Immersion inédite dans les messages WhatsApp entre le Genevois condamné à 3 ans de prison en Thaïlande et ceux qui cherchent à faire tomber le régime malaisien

Xavier Justo était loin d’imaginer qu’il se retrouverait au cœur du plus gros scandale financier de Malaisie. Plan d’origine de ce directeur issu du milieu bancaire, autrefois sans histoires: vendre au meilleur prix les 90 gigabits de données volées à son ex-employeur, la société PetroSaudi à Genève, avec l’aide de complices et des bons offices d’un banquier et d’un financier genevois.
Le Temps s’est procuré ses conversations WhatsApp, entretenues de mars à juin 2015, avec des journalistes étrangers décidés à racheter le contenu de ses disques durs susceptibles de renverser le pouvoir de Kuala Lumpur. Ces documents offrent une vision unique des échanges entre un voleur de données et ses potentiels clients.
Après leur publication par les opposants au régime malaisien, les données volées par Xavier Justo ont provoqué un cataclysme politique. Le premier ministre Najib Razak est soupçonné du détournement de plusieurs centaines de millions de dollars à travers son fonds souverain 1MDB, alors sous contrat avec PetroSaudi. Le Parquet fédéral suisse, la justice britannique et le FBI ont notamment ouvert des enquêtes pénales.
«Tout a commencé parce que [mon ancien employeur] a refusé de me payer. Il ne s’attendait pas à ce que j’aille aussi loin. Je suis sûr qu’il le regrette à présent», écrit Xavier Justo (alias Fullerton, du nom de l’hôtel à Singapour ou les destins de nos protagonistes se sont liés) à Clare Rewcastle Brown (nom de code: Athene Ban, un cinq étoiles de Bangkok, lieu d’une première rencontre), journaliste activiste, par ailleurs belle-sœur de l’ex-premier ministre Gordon Brown. Nous sommes le 18 mai. Voilà bientôt trois mois que le scandale 1MDB a éclaté au grand jour. Le Genevois, devenu insomniaque et dépressif, attend nerveusement les deux millions de dollars promis en échange de ses données informatiques. Un maigre butin, en comparaison des 12 millions de dollars qu’il avait tenté d’obtenir, selon la rumeur, auprès d’opposants politiques au régime de Kuala Lumpur. Mais à ses yeux toujours plus intéressants que les bons du trésor malais et les contrats gouvernementaux en cas de changement de pouvoir, offerts par Nurul Ibrahim. Cette dernière avait été mandatée par son père et rival de Najib Razak, Anwar Ibrahim, condamné à 5 ans de prison en 2015 pour sodomie, pour acquérir les données volées, précise Xavier Justo, dans ses aveux écrits à la police thaïe, que le Temps a également en sa possession.
«Ma vie conjugale est un fiasco»
La nuit du 7 avril, Xavier Justo se confie à la journaliste britannique: «Mon nom et celui de mon ex-employeur ont été publiés! Je suis fichu… j’aurais dû demander l’argent avant de livrer les données. Je suis devenu le mouton noir de Genève… je passe pour celui qui a trahi ses amis. Ma vie conjugale est un fiasco… j’ai donné des informations sans contrepartie immédiate et contre la promesse que j’avais fait à ma femme. Mes associés, qui m’ont aidé à obtenir les données, pensent que j’essaie de les doubler. […] J’ai dû payer l’un d’entre eux de ma poche, pour l’apaiser. C’est un cauchemar éveillé perpétuel!»
L’argent espéré n’arrivera jamais. «Je vais régler le problème à la façon espagnole. […] Où actionner mes contacts pour que le premier ministre et son adorable épouse apprennent tout!», menace Xavier Justo, quelques semaines avant de se faire arrêter en Thaïlande suite à une plainte de PetroSaudi. Avant de rencontrer ses derniers acquéreurs potentiels, il avait tenté de faire chanter son ex-employeur, exigeant, sans succès, 3,5 millions de dollars pour restituer les informations volées. Le Genevois s’est pourvu mercredi en appel de sa condamnation à trois ans de prison. La mise en contact avec ses nouveaux acquéreurs potentiels n’est intervenue que plus tard. Soit début 2014, grâce à C.*, un financier genevois proche de Xavier Justo. Contacté, ce dernier reconnaît avoir joué un rôle, mais indirect: «Xavier disait chercher du travail, je lui ai juste présenté des personnes influentes en Malaisie.»
Tentative de blanchiment d’argent
Le versement de deux millions de dollars a aussi échoué. Notamment en raison du casse-tête logistique nécessaire pour transférer la somme sur le compte de Xavier Justo, dont le nom commençait à circuler dans les services de conformité bancaire du monde entier. «C’est une souffrance de trouver un intermédiaire. La majorité de mes contacts sont compromis, car liés à (mon ex-employeur)! 20 ans dans la banque et incapable de résoudre un problème aussi simple!», se lamente Xavier Justo. Il tente de passer par la BSI à Genève, où son gestionnaire et ami, un certain Z.*, lui conseille plutôt de fermer son compte pour éviter des représailles de PetroSaudi. Xavier Justo retirera aussi une copie de ses données volées du coffre de la banque.
Mais avant cela, les protagonistes ont tenté de faire appel, pour verser 67 000 euros et 100 000 dollars, à des «compensateurs», intermédiaires de l’ombre spécialisés dans les transferts en liquide internationaux. Nouvel échec. C’est alors que la journaliste Clare Rewcastle Brown britannique se résout à jouer le rôle de relais financier pour payer Xavier Justo. «Je déteste vraiment devoir m’impliquer dans ces aspects (comptables). […] Je suis terrifiée à l’idée d’être compromise», écrit-elle. Interrogée par Le Temps, Clare Rewcastle Brown estime que nos copies de ses conversations WhatsApp ont été modifiées pour lui nuire. Elle admet toutefois avoir aidé sa source à toucher sa prime. Mais précise être intervenue gratuitement, car «Xavier Justo avait un comportement suicidaire», justifie-t-elle en parlant d’un individu qui venait de devenir père pour la première fois. Et ce dernier de conclure dans un WhatsApp: «Si j’écris un jour un livre sur cette aventure, je suis sûr que personne ne croira à mon histoire.»
* Noms connus de la rédaction