Transparence
La traçabilité de l’argent versé par les négociants aux pays producteurs de matières premières agite les ONG. La Suisse veut encadrer les pratiques de l’extraction minière, mais sans s’attaquer au négoce, qui forme un secteur clé sur son sol

Pour les théoriciens de la «dépendance», l’équation est simple. Si les pays qui possèdent des matières premières sont pauvres, c’est parce que la valeur ajoutée découlant du pétrole, du gaz ou des ressources minières s’envole irrémédiablement vers les pays riches, les négociants et leurs actionnaires.
En pratique, c’est plus compliqué. Les multinationales des matières premières versent effectivement des milliards de dollars aux Etats. Mais faute de transparence dans ces paiements, il est impossible de s’assurer que cette manne bénéficie aux populations locales.
Les milieux du développement, ONG et autres lobbies croient avoir trouvé la parade. Depuis 2002 et le lancement de l’initiative «Publish What You Pay» (publiez ce que vous payez), ils militent pour que ces sommes versées par les entreprises aux gouvernements étrangers soient publiées de manière transparente. Une manière de lutter contre la corruption, en rendant ces Etats redevables envers leurs citoyens.
La Suisse et les règles du jeu
Et sur ce terrain, la Suisse – plaque tournante du commerce de matières premières – pourrait faire jurisprudence. C’est en tout cas l’avis de l’Institut de gouvernance des ressources naturelles (NRGI). Ce centre de recherche américain voit dans la révision du droit des sociétés anonymes, en cours à l’échelle fédérale, une «opportunité unique de changer les règles du jeu», selon les mots de son président, Daniel Kaufmann.
L’avant-projet inclut un volet visant à «renforcer la transparence des flux financiers» vers les «pays où les structures de l’Etat de droit sont insuffisantes». Il sera débattu le 22 février par la Commission juridique du Conseil national et constitue pour la députée verte Lisa Mazzone un «premier pas pour endiguer la malédiction des matières premières» en facilitant les démarches de la société civile.
La faîtière Swiss Trading and Shipping Association (STSA) s’est positionnée en faveur de la mesure proposée par le Conseil fédéral, dans laquelle elle voit une «mise en conformité avec les directives européennes» sur l’extraction de matières premières et une façon «d’éviter que des sociétés utilisent la Suisse pour échapper aux règles internationales», selon Stéphane Graber, son secrétaire général.
Identifier les «incohérences» comptables
Outre le cadre juridique européen, une cinquantaine de pays producteurs de matières premières, signataires de l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives (ITIE), se sont déjà engagés à rendre publics les versements des entreprises aux Etats, tout en demandant à ces mêmes sociétés de les imiter. C’est en comparant ces deux bases de données que peuvent être identifiées des incohérences, espèrent les ONG.
Parmi les potentielles «incohérences», le trou dans la comptabilité nationale du Tchad. Découvert au tournant du millénaire, l’or noir devait sortir ce pays africain de la pauvreté. Mais malgré les milliards versés à la Société des hydrocarbures du Tchad, il a chuté dans l’indice de développement humain et creusé sa dette extérieure. Le groupe canadien Griffiths (rebaptisé entre-temps Caracal Energy) a été reconnu coupable d’avoir versé des pots-de-vin pour obtenir ses concessions.
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Depuis, Glencore a repris le contrat. Le négociant zougois – qui a accordé un prêt de 2 milliards de dollars au Tchad – s’occupe également de «90% des droits d’exportation du pétrole de l’Etat», selon ses propres dires. Du fait de sa cotation sur la bourse londonienne, Glencore est tenu de publier les sommes versées pour l’extraction pétrolière. Mais rien ne l’oblige à le faire pour ses activités de négociant.
Exemption de transparence pour le négoce
Or il n’existe aucune disposition visant la transparence des paiements lors de l’achat ou de la vente de matières premières. Ni sur le plan international, ni en Suisse où le projet de loi du Conseil fédéral exempte le négoce pour se concentrer sur les activités extractives, soit le premier maillon de la chaîne de valeur. En d’autres termes, la mine de cuivre passerait sous la coupe de la loi mais pas la vente du métal.
Ce qui reviendrait à légiférer pour quatre entreprises (dont le capital oscille entre 100 000 et 1 million de francs), selon les estimations de l’ONG PublicEye, qui s’appuie sur une base de données de 544 sociétés suisses actives dans le secteur. Ces dernières sont à 85% de purs négociants, ou seraient exemptées de publier leurs paiements parce qu’ils le font déjà dans d’autres juridictions – comme Glencore, basé à Zoug mais coté à Londres –, ou qu’ils ne dépassent pas le montant minimal de 100 000 francs.
La vente de matières premières, c’est le secteur le plus opaque de toutes les entreprises d’Etat
En l’état, la réforme est, selon l’ONG, insuffisante. «Exclure le négoce de la loi revient à refuser d’encadrer le secteur suisse des matières premières et donc à ignorer son rôle parfois néfaste sur les pays producteurs», estime Marc Guéniat, spécialiste du trading de matières premières. D’autant que les revenus du négoce dépassent, pour la plupart des pays producteurs, ceux de l’extraction. Selon les calculs de PublicEye pour 2012, la vente de pétrole représente 64% du budget national du Nigeria.
Pour NRGI, c’est un argument de plus pour étendre les principes de la ITIE aux négociants. «La vente de matières premières, c’est le secteur le plus opaque de toutes les entreprises d’Etat», selon Daniel Kaufmann. Dans un deuxième temps, son institut souhaiterait même pousser toutes ces sociétés à publier chacune de leurs transactions, et non plus un montant agrégé comme le fait déjà, volontairement, le négociant Trafigura.
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Le secret des affaires et l’exception suisse
«Inimaginable!» Dans le secteur, la réaction est quasiment épidermique. Si certains négociants se disent prêts à communiquer davantage sur ces paiements, il est «exclu» d’arriver à ce niveau de détail dans les transactions, soulignait cet été le représentant d’une maison de négoce. «Nous évoluons dans un marché compétitif. De quoi parle-t-on ici? De dévoiler notre avantage concurrentiel.»
En outre, contrairement aux concessions d’extraction sur dix ou vingt ans, l’achat et la vente de matières premières sont réglés par des contrats quotidiens. La mise en œuvre de ces dispositions sur la transparence du négoce reste dans l’air.
Le secteur ne se contente pas d’évoquer le «secret des affaires». En coulisse, on admet une certaine irritation face à la multiplication des «attaques» visant le négoce, à l’image de l’initiative «pour des entreprises responsables», et on avance que les négociants n’hésiteront pas à s’installer ailleurs si la Suisse prenait le risque de légiférer «dans le vide».
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Le débat n'est pas clos
Pour Stéphane Graber, «il est illusoire de croire que des mesures imposées en Suisse vont faire plier les Etats-Unis de Trump ou l’Union européenne. Il n’est pas souhaitable de créer une exception suisse, que ce soit pour l’extraction ou pour le négoce.»
Quelle que soit la décision du parlement, le débat n’en sera pas clos pour autant. Pour justifier l’exemption du négoce, le Conseil fédéral disait attendre une «démarche coordonnée sur le plan international» afin d’éviter «que les entreprises suisses ne soient défavorisées par rapport à leurs concurrentes». Or le Royaume-Uni se penchera sur ce dossier dès mercredi prochain.
Des «droits de creuser» pour 292 milliards
Il est désormais possible de savoir combien paient les majors pétrolières pour leurs puits. Mais rien sur les négociants, qui dépensent pourtant davantage pour accéder aux ressources, estiment les ONG
On en sait toujours plus sur les affaires des producteurs de matières premières. Les obligations légales en Europe ou au Canada ont fourni, en complément aux initiatives volontaires comme IETI (lire au-dessus), un nombre incalculable de nouvelles informations en matière de paiements aux gouvernements.
Ces 502 entreprises actives dans l’extraction ont totalisé pour 292 milliards de paiements à 138 entreprises gouvernementales pour accéder aux ressources naturelles en 2016, selon l’Institut de gouvernance des ressources naturelles (NRGI), qui a compilé ces données sur un site.
Dispense de transparence
Les sommes pourraient être bien plus importantes dans le négoce, pour l’heure dispensé de transparence. C’est en tout cas l’avis de PublicEye, qui rappelle qu’un pays comme le Nigeria génère 81% de ses revenus sur les matières premières de la vente de son pétrole et, donc, seulement 19% de l’extraction.
«Entre 2011 et 2013, les dix pays d’Afrique subsaharienne ont tiré 255 milliards de dollars de la vente de ressources naturelles», soutient Marc Guéniat, spécialiste du secteur pour l’ONG.
Même conclusion chez NRGI, qui s’appuie sur le cas concret de Trafigura. Le négociant basé à Genève est le seul à publier volontairement les montants de ses paiements aux entreprises gouvernementales. En 2016, il a payé 21,2 milliards de dollars pour obtenir du gaz et du pétrole (en incluant les payements en barils, in kind), en hausse de 60% par rapport à 2015. C’est davantage que n’importe laquelle des majors pétrolières pour leurs activités extractives. Sur la même période, BP a payé 12,9 milliards, Shell 15,1 milliards et Total 9 milliards.