«Whistleblowing»: dérive ou responsabilité démocratique?
Un œil sur la place financière
La mise en place d’un système de dénonciation dans l’ordre juridique suisse est probablement inéluctable. Reste à bien l’encadrer

«Lanceurs d’alerte»: dérive ou responsabilité?
La mise en place d’un système de dénonciation dans l’ordre juridique suisse est probablement inéluctable. Reste à bien l’encadrer
Avocat chez Lenz & Staehelin
Les Chambres fédérales sont actuellement en train d’analyser un projet de loi du Conseil fédéral portant sur la protection du travailleur en cas de signalement d’irrégularités. Ce projet vise à fixer dans le droit suisse les principes et procédures applicables en matière de signalement («whistleblowing»), ainsi que les dispositions touchant à la protection des employés ayant procédé à la communication. Le régime proposé par le projet peut être résumé comme suit:
– L’employé est autorisé à communiquer à son employeur un soupçon d’irrégularité, de façon à lui permettre de remédier à la situation. La définition d’«irrégularité» est large: elle inclut tout fait contraire à une obligation légale, à savoir toute infraction pénale, mais également prescription du droit privé ou administratif.
– Un signalement à une autorité n’est autorisé que si l’employeur ne donne pas suite à la communication dans un délai raisonnable (en principe 60 jours), en cas d’urgence ou si un tel signalement apparaît objectivement inutile.
– Un signalement au public (médias) n’est possible que comme ultima ratio, dans la mesure où l’autorité a été préalablement informée mais qu’elle n’a pas tenu le dénonciateur informé de la suite donnée à son signalement, malgré sa demande.
– Le projet est par ailleurs complété de dispositions visant à renforcer la protection du travailleur ayant procédé à un signalement. En particulier, tout congé donné suite à un tel signalement est abusif.
Quand bien même le texte final est probablement amené à évoluer en fonction des débats parlementaires, le projet est à lui seul déjà révélateur d’une évolution importante dans les rapports entre employés et employeurs. Pendant longtemps, l’obligation de discrétion de l’employé, qui est ancrée à l’article 321a du Code des obligations (CO), a été conçue comme quasiment absolue et s’étendant aux infractions administratives, voire pénales, commises par l’employeur. Partant, la divulgation de ce type d’information exposait l’employé à un renvoi immédiat, voire à des poursuites pénales pour violation de secret d’affaire ou service de renseignement économique (art. 273 CP).
A partir de 2008, la jurisprudence des tribunaux suisses a toutefois évolué dans le sens d’une reconnaissance à certaines conditions du droit de l’employé de dénoncer une infraction dont il a pu avoir connaissance dans le cadre de son travail. Progressivement, l’obligation de discrétion et de fidélité de l’employé a ainsi cédé le pas à la liberté d’expression qui justifie la divulgation de faits illégaux ou choquant le sens de l’éthique. Les récents épisodes WikiLeaks et Snowden sont également des illustrations de ce changement d’état d’esprit. A noter d’ailleurs le glissement sémiologique qui a accompagné ce changement: alors que ce type de comportement était qualifié jusqu’à il y a peu de délation, avec sa connotation infamante, le dénonciateur se voit maintenant encensé du titre de «lanceur d’alerte».
Cette évolution n’est évidemment pas propre à la Suisse. C’est, à nouveau, d’abord aux Etats-Unis que la protection du «whistleblowing» a commencé par être assurée en 1989 (avec le Whistleblowing Protection Act) pour les employés fédéraux, puis avec la loi Sarbane-Oxley (SOX) en 2002 qui couvre l’ensemble des sociétés cotées aux Etats-Unis. D’autres lois spécifiques instaurent pour différents secteurs de l’économie américaine un régime de protection des employés ayant procédé à une dénonciation. Autre particularité du droit américain: sur la base du Federal False Claims Act de 1863 a été instauré un système de récompense du dénonciateur fondé sur les recouvrements assurés par sa dénonciation. Dans ce contexte, l’IRS a mis en place en 2007 un bureau des lanceurs d’alerte («Whistleblowing Office») qui récompense les dénonciateurs de fraude fiscale en leur assurant un pourcentage des montants récupérés grâce à leurs informations. C’est sur cette base que Bradley Birkenfeld s’est vu payer la somme de 104 millions de dollars pour son rôle dans l’affaire UBS. Des initiatives similaires se sont succédé dans d’autres pays, notamment au Royaume-Uni et en France. L’OCDE a pour sa part édicté en 2012 un Code de bonne pratique et principes directeurs pour la législation sur la protection des lanceurs d’alerte, alors que le Conseil de l’Europe a de son côté publié en avril 2014 des recommandations en matière de protection des lanceurs d’alerte.
Au-delà de l’issue des délibérations parlementaires sur le projet, la mise en place d’un système de dénonciation dans l’ordre juridique suisse est probablement inéluctable. Reste qu’elle implique une délicate balance des intérêts entre la protection de la sphère privée et du secret d’affaire de l’entreprise, et celui de la collectivité à faire ressortir des comportements répréhensibles. Mal conçu ou appliqué, le système de signalement peut fragiliser, voire détruire, le rapport de confiance qui doit nécessairement prévaloir entre une entreprise et ses employés dans leurs relations de travail.
Dans ce contexte, quelques réflexions nous semblent devoir être faites:
– Il convient d’éviter que le système de «whistleblowing» ne devienne un exutoire pour employés (ou anciens employés) aigris, ou une source de pression à l’encontre de leurs employeurs; cela implique qu’en contrepartie du système de protection légale qui leur est assuré les dénonciateurs agissent de bonne foi et soient en mesure de justifier de leurs soupçons. Cela exclut logiquement tout système de signalement anonyme.
– Le régime légal doit favoriser la mise en place d’un système interne au sein de l’entreprise assurant un traitement indépendant et objectif des soupçons communiqués par l’employé. A l’inverse, il importe d’éviter un système où l’appréciation de l’employé se substituerait à celle de son employeur ou, le cas échéant, à celle de l’autorité compétente. Il s’agit là de l’approche préconisée par le projet et qui devrait logiquement conduire, à tout le moins au sein des entreprises d’une certaine taille, à la mise en place d’organes de signalement internes et indépendants permettant d’assurer un traitement adéquat des dénonciations reçues.
– Le processus de signalement doit préférer une communication interne (entreprise) à un signalement externe (autorités), la communication de soupçons au public par voie de médias ou de réseaux sociaux devant rester l’exception absolue. Cette approche est celle maintenant préconisée par le Conseil fédéral dans son projet de loi.
Dès 2008, la jurisprudence suisse a évolué dans le sens d’une reconnaissance à certaines conditions du droit de l’employé de dénoncer une infraction