Il y a ces enjeux qui polarisent forcément les débats. Ces causes que le grand public adore détester. En face, il y a ces professionnels, souvent discrets, qui ont fait de la défense de ces intérêts controversés leur métier. «Le Temps» s'intéresse cette semaine à ces «avocats» qui ont chacun leur propre diable à promouvoir

Dans son bureau, les murs sont encore largement vierges. Il y a bien quelques portraits d’elle dans un coin, en compagnie de Bill Clinton, avec le directeur du FBI ou le «boss» de la police de San Francisco. Sur la paroi que ses interlocuteurs voient durant les séances de télétravail, elle a installé un tableau d’un photographe genevois, Marc Ninghetto, sur lequel on distingue une femme contemplant la mer et trois grands mots: «Never give up».

Quand on propose à Florence Schurch de faire partie de cette série de portraits baptisée «Avocats du diable», pour traiter du négoce de matières premières qu’on adore détester, elle réplique en proposant aussitôt une autre série: sur les initiatives méconnues des traders, de la Better Cotton initiative (qui promeut de meilleures normes dans la culture du coton) aux technologies respectueuses de l'environnement qui émergent dans l'industrie maritime, comme les cargos à voile ou les bulles d'air augmentant la fluidité des coques sur l'eau. 

Les moutons noirs et les autres

Depuis février, la Genevoise de 46 ans dirige la STSA (Swiss Trading and Shipping Association), la faîtière des négociants et des entreprises maritimes de Suisse, un secteur dont la réputation est régulièrement ternie par des affaires de corruption ou de violations des droits humains. «Il y a sans doute comme partout des moutons noirs, mais l’écrasante majorité des négociants fait un travail formidable, qui permet à chacun de boire du café le matin», balaie-t-elle. Du lobbying, il faudra en user pour relever ce que Florence Schurch considère comme son «plus gros défi» dans ses nouvelles fonctions: «Convaincre les Suisses de voter non à l’initiative «pour des multinationales responsables», en novembre.»

J’aimerais rendre les Suisses aussi fiers de leurs négociants que de leurs chocolats

Florence Schurch

La secrétaire générale cite les cas du cacao et du café, des secteurs dans lesquels les négociants collaborent avec des centaines de petits producteurs. «Le renversement du fardeau de la preuve proposé par les initiants va trop loin. Si l’initiative est acceptée, et si une ONG attaque en justice une PME suisse parce qu’elle soupçonne un de ses nombreux sous-traitants, filiales ou fournisseurs d’enfreindre les règles internationales en matière de travail des enfants, la PME serait présumée coupable et ce serait à elle de prouver que ce n’est pas le cas. La Suisse aurait les règles les plus strictes du monde. Plutôt que d’inciter les entreprises à quitter le pays, ne faudrait-il pas les accompagner?»

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Près de la moitié du cacao et du tiers du café mondial sont négociés en Suisse, selon la Confédération. En principe, les PME ne sont pas concernées par l’initiative, sauf si elles sont dans un secteur à risque. Comme celui des matières premières.

Florence Schurch a pris ses fonctions dans un contexte difficile: la moitié des effectifs de la STSA a quitté le navire avec la démission de son prédécesseur; le géant MSC s’est retiré de ses membres; une pandémie retarde ses projets; et son budget est «inférieur à celui d’une ONG comme Public Eye».

«Rendre les Suisses fiers de leurs négociants»

«J’aimerais rendre les Suisses aussi fiers de leurs négociants que de leurs chocolats», lance la secrétaire générale, en reprenant les mots de son président, le patron du groupe ECOM, Ramon Esteve. «J’aimerais faire connaître le secteur, notamment en Suisse alémanique.» Pour commencer, la responsable multiplie les rencontres avec ses membres (190 en tout), parmi lesquels figurent quelques poids lourds, comme Vitol, BNP Paribas ou Cargill, mais surtout des PME.

Cette mère d’un enfant de 8 ans qui a grandi à Anières, étudié au cycle de Bois-Caran puis au Collège Calvin, a d’abord été attirée par la police. En année sabbatique en Amérique du Sud, la jeune diplômée en sciences politiques à l’Université de Genève apprend qu’elle est retenue pour un stage à Berne au sein de la police fédérale, un premier métier qui l’occupera une douzaine d’années en Suisse, aux Etats-Unis et en Allemagne. L’agent spécial cible les réseaux extrémistes en Suisse et le crime organisé venant de Russie. «Des prêts du FMI et de la Banque mondiale au gouvernement de Boris Eltsine avaient été détournés et avaient transité par la Suisse», se souvient-elle.

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Six mois après le 11-Septembre, elle débarque à Washington, où elle est la première femme nommée attachée de police en poste à l’étranger. L’enquêtrice concentre ses efforts sur les réseaux de financement du terrorisme et les avoirs de Saddam Hussein, alors que l’administration Bush soupçonne la Suisse d’être une plaque tournante. L’éventail des enquêtes est large, de l’interrogatoire d’un bijoutier à Miami vendant des montres suisses volées aux attaques à l’anthrax. La diplomate organise aussi des visites de délégations helvétiques aux Etats-Unis avant de s’exiler à Berlin en 2008, où elle traque les filières de cambrioleurs ayant sévi en Suisse. «On cherchait les receleurs, on voulait démanteler des réseaux.»

Retour au bercail en 2009, où elle est engagée par le canton de Genève pour défendre ses intérêts à Berne. «Le conseil d’Etat était surpris de recevoir une facture de 300 millions de francs dans le cadre des péréquations intercantonales, il nous a chargées, ma collègue Sacra Tomisawa et moi, de monter un bureau de lobbying.» L’attachée aux questions fédérales, membre du PLR, découvre alors le monde du négoce, en plein essor au bout du lac.

«Une féministe de droite dans un milieu macho»

«Florence est une sacrée femme d’action», selon son ancienne cheffe Anna-Karina Kolb, directrice du Service des affaires européennes, régionales et fédérales de l’Etat de Genève. «Un agent de terrain qui aime et sait relever les missions difficiles en misant sur de nouvelles approches. Aux longues réflexions, elle préfère foncer. Sa capacité d’impulsion peut parfois en bousculer certains. Prendre à bras-le-corps un sujet difficile pour lequel il faut établir une stratégie et communiquer dans un laps de temps serré? Je la vois bien là-dedans.»

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Elle est efficace, professionnelle, exaspérante, pugnace, bien introduite, elle n’a pas peur, elle met les gens à l’aise, dit-on d’elle. «Une féministe de droite dans un milieu macho, elle sait où elle va. Elle connaît bien la politique genevoise, elle a les bons réseaux à Berne», estime quelqu’un de son entourage. Ces atouts sauront-ils peser pour faire échec à l’initiative pour des multinationales responsables? Réponse cet automne.