Forêt tropicale: la plupart des crédits carbone achetés par les entreprises «ne valent rien»
Une enquête du «Guardian» révèle que la méthode principale utilisée par les grandes entreprises pour se dire neutres en carbone serait peu efficace. Pointé du doigt, l’organisme de certification Verra dénonce des «erreurs»

«Plus de 90%» des crédits carbone liés à des projets de reforestation certifiés par l’ONG Verra, un des standards de référence de ce marché, «ne valent rien», selon une analyse publiée par The Guardian et Die Zeit mercredi. Le secteur des compensations carbone représente environ 2 milliards de dollars.
Les entreprises peuvent acheter des crédits carbone ou certificats pour compenser leurs émissions de gaz à effet de serre, par exemple en finançant des projets de reforestation ou de protection contre la déforestation, les arbres absorbant naturellement le carbone de l’air. C’est même la méthode principale des grandes entreprises pour clamer qu’elles sont neutres en carbone, alors que leur activité génère bien du CO2. Le journal anglais, cite des entités aussi diverses que Gucci, Salesforce, Shell, easyJet, ou encore le groupe Pearl Jam, qui font toutes appel aux crédits carbone garantis par Verra, le plus grand organisme mondial de certification.
Le problème est que la quasi-totalité des certificats de Verra sont «probablement» des «crédits fantômes» et «ne représentent pas de réductions réelles des émissions», le Guardian, ajoutant que des entreprises, se basant sur ces certificats, ont vanté des produits «neutres en carbone», ont «dit à leurs consommateurs qu’ils pouvaient prendre l’avion, acheter de nouveaux vêtements ou manger certains aliments sans aggraver la crise climatique». Des affirmations qui seraient de fait assez éloignées de la réalité.
Le quotidien britannique explique avoir a mené l’enquête durant neuf mois avec le journal allemand Die Zeit et l’ONG d’investigation SourceMaterial, se basant sur des douzaines d’interviews et ainsi que des investigations sur le terrain. Ils ont également fondé leurs résultats sur plusieurs publications scientifiques.
Des «erreurs massives de calcul», rétorque Verra
Sur son site internet, Verra a affirmé que les études sur lesquelles se sont basés les médias comportaient des «erreurs massives de calcul». L’ONG basée à Washington ajoute que la vente des crédits carbone a redirigé «des milliards de dollars» vers «l’action climatique» et la «protection et restauration d’écosystèmes».
Le mécanisme pointé du doigt par l’enquête est notamment celui qui permet à une entreprise de générer un «crédit carbone», en finançant un projet qui empêchera que soit exploitée une certaine superficie de forêt tropicale menacée par la déforestation, par exemple grâce à l’installation de clôtures. Par exemple, si une organisation estime que son projet permettra d’arrêter la déforestation de 100 hectares, une formule approuvée par Verra, qui varie selon plusieurs facteurs lui permet ensuite de convertir ce chiffre en équivalent d’émissions de CO2, censé correspondre à au volume de dioxyde de carbone que la forêt «sauvée» va absorber. Les entreprises peuvent ensuite acheter ces crédits pour annuler leur propre impact climatique, par une simple transaction financière.
Verra et d’autres organismes sont censés certifier aux entreprises que les projets qu’elles financent en achetant des crédits carbone sont bien réels, mais les questions de méthodologie minent ce domaine depuis son émergence.
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Une déforestations évitée surévaluée de 400%
L’analyse du Guardian et de Die Zeit n’a identifié des «preuves d’une réduction de la déforestation» que pour «seulement une poignée» des projets de Verra. Au total, «94% des crédits» liés à des projets en forêt tropicale «n’ont pas d’effet bénéfique pour le climat», selon le Guardian. Le journal se base notamment sur une étude de l’université de Cambridge, menée sur 40 projets certifiés par Verra, qui révèle que, bien qu’un certain nombre d’entre eux aient permis d’éviter la déforestation, les superficies concernées étaient extrêmement faibles. Selon les journalistes, dans 32 de ces projets, les scénarios utilisés par Verra surestimaient la perte de forêt évitée d’environ 400% en moyenne. Ce qui implique que l'effet bénéfique pour le réchauffement climatique est bien moindre qu'annoncé.
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«Il existe de fortes divergences entre ce que nous calculons et ce qui existe dans leurs bases de données, et c’est un sujet de préoccupation», indique dans le Guardian le professeur David Coomes, l’auteur principal de l’étude de Cambrige. Le scientifique appelle de ses vœux «un ensemble de méthodes consensuelles qui soient appliquées à tous les sites».
Verra affirme de son côté avoir «récemment» revu ses méthodes de calcul et explique être en train d’uniformiser sa méthodologie.
Une question de confiance
L’enjeu est également de taille pour les entreprises. Si le mécanisme ne devait pas être jugé digne de confiance, elles pourraient se détourner de ce genre de solutions, «de toute volonté de payer pour éviter la déforestation tropicale, ce qui serait un désastre», juge Julia Jones, coautrice de l’étude. Le quotidien cite par exemple la marque de café Lavazza, qui dit avoir acheté des crédits certifiés par Verra – «l’un des principaux organismes de certification au monde» – dans le cadre de «l’engagement sérieux, concret» de l’entreprise pour réduire son empreinte carbone. Elle indique désormais qu’elle va réexaminer son engagement dans le projet.
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Or même si leur impact sur le changement climatique «est malheureusement beaucoup plus faible que prévu», «bon nombre de ces projets ont peut-être apporté beaucoup en termes de conservation de la biodiversité et aux communautés locales», souligne dans le Guardian le professeur de science des écosystèmes à Oxford Yadvinder Singh Malhi, qui n’a pas participé à l’étude. Selon lui, dans le monde des compensations carbone, «le défi ne consiste pas à mesurer les stocks de carbone, mais à prévoir de manière fiable l’avenir, ce qui se serait passé en l’absence» de ces crédits. «Et l’observation du futur est un art difficile.»