Edmund Phelps, Prix Nobel d’économie 2006

«Freinée par le corporatisme, l’innovation a ralenti de moitié dans les pays occidentaux»

Edmund Phelps, Prix Nobel d’économie 2006, est d’avis que les économies sont d’abord le produit des idées (voir son ouvrage Mass Flourishing, Princeton Univ. Press). L’économiste s’intéresse beaucoup aux dimensions culturelles et sociales. La prospérité des deux derniers siècles est, pour lui, le résultat d’un certain nombre de valeurs «modernes», basées sur la liberté, le désir d’innover et d’explorer, de se livrer à la concurrence. Depuis 1970, l’innovation décline en Occident, explique-t-il. Les valeurs traditionnelles et corporatistes prennent le pas sur les valeurs modernes et dynamiques. De passage à Lausanne, invité par l’EPFL à l’occasion des dix ans du Collège du management de la technologie, il accorde un entretien au Temps.

Le Temps: Pourquoi estimez-vous que l’Occident est en déclin?

Edmund Phelps: En Occident, le principal danger économique vient du ralentissement de l’innovation observé depuis plusieurs décennies. Il est mesuré par la productivité des facteurs de production (travail et capital) et ne croît qu’à un rythme de 1% par an depuis 50 ans. C’est moitié moins que durant les décennies précédentes. Ce phénomène a conduit le gouvernement à s’engager dans des politiques fort douteuses, telles que l’encouragement à la propriété, laquelle a conduit à une bulle immobilière aux Etats-Unis et à la crise.

– La perception du public est différente. Avec Internet et le mobile, l’innovation semble aller très vite. Comment expliquez-vous cet écart?

– La perception du public est effectivement différente. Les économistes ont peut-être tort. Mais en l’absence de preuves, je persiste à penser que l’ensemble des forces de l’innovation sont inférieures depuis les années 1970.

Aux Etats-Unis, la quête d’innovation des grandes compagnies bien établies, dans l’automobile ou les céréales, a diminué. C’est peut-être dû à leur taille gigantesque et à des procédés devenus plus bureaucratiques. Ces entreprises ont parfois été dirigées par des patrons dont l’horizon était orienté à trop court terme. Pour un millier de raisons, elles ont arrêté d’innover.

Les jeunes n’ont pu développer leurs nouvelles idées dans l’entreprise. Il ne leur restait qu’à partir ailleurs. Beaucoup ont déménagé dans la Silicon Valley. Mais ne vous y trompez pas. La Silicon Valley ne dépasse pas 3% du PIB américain. A la lecture de certains médias, on a parfois l’impression qu’il s’agit de 30%…

– Larry Page, fondateur de Google, regrette, dans le «Financial Times», que les entreprises procèdent davantage à de petites qu’à de profondes et réelles innovations. Partagez-vous cette idée?

– Larry Page est certainement très compétent sur ce sujet. Mais je suppose qu’en parlant de la sorte, il espère obtenir un financement fédéral des grands projets de recherche. Google pourrait se positionner entre les secteurs privé et public et réaliser de bonnes affaires.

Il serait ridicule et doctrinaire d’imaginer que le gouvernement soit incapable de mener à bien de grands projets s’il y investit assez d’argent. Mais il serait tout aussi naïf de croire que le gouvernement peut jouer le rôle de super-scientifique, sélectionner et définir les meilleurs projets de développement. Le gouvernement est trop éloigné de l’économie. L’Etat n’a ni équipe de recherche et développement ni chef économiste muni d’une boule de cristal qui lui permettraient de connaître les industries du futur. Mieux vaut confier l’innovation aux individus dotés d’un esprit ouvert, créatif, innovateur et d’une bonne connaissance de l’économie.

– Comment l’Etat peut-il aider les gens à innover?

– Il ne peut pas aider à innover et à créer. Nous pourrions imaginer un traitement fiscalement favorable de l’innovation, mais les risques d’abus sont élevés. Des gens pourraient ouvrir un magasin et tenter de se définir comme une start-up.

Le gouvernement peut toutefois être utile, par exemple lorsque le financement privé est insuffisant. Je pense, aux Etats-Unis, au chemin de fer transcontinental, très cher à construire et très incertain. Il n’était pas possible de mettre sur pied un consortium.

– Est-ce un atout décisif de disposer d’une université de pointe dans la course à l’innovation?

– Oui, ainsi que l’ont montré la Silicon Valley et la région de Boston. Mais il est difficile de distinguer entre la cause et l’effet.

– Les gouvernements européens cherchent à répondre à un chômage massif par des politiques de soutien de la demande qu’ils opposent à l’austérité. Vous êtes opposé à ce courant de pensée, mais pourquoi est-il si difficile à expliquer l’échec de Keynes?

– Deux catégories de gens privilégient l’augmentation des dépenses publiques. D’une part les économistes de formation, parfois même des Prix Nobel (Krugman, Stiglitz), qui tentent de se convaincre qu’il est possible d’identifier un sous-ensemble d’activités négligées par le gouvernement qu’il serait nécessaire de soutenir. D’autre part les gens qui ignorent les lois de l’économie et pensent que si l’Etat engage du personnel, l’emploi va s’accroître dans leur région. Ils peinent ainsi à comprendre que d’autres mécanismes interviennent en même temps sur le marché, lesquels conduisent à supprimer davantage d’emplois qu’à en créer.

Les keynésiens refusent le débat. Je ne peux donc guère les convaincre de la nécessité de réduire ou supprimer les projets inutiles et dommageables avant d’identifier d’autres besoins. Les keynésiens disposent aussi d’une large place dans les médias. Leurs propositions sont rarement remises en question.

– Quelle est votre solution au chômage massif rencontré en Europe?

– Il faut revenir aux raisons de cette situation et constater que, dans certaines économies, comme au Royaume-Uni, en Pologne, en Suisse et aux Etats-Unis, la reprise a été sensible et l’économie est revenue à sa situation d’avant la crise.

Mon hypothèse est la suivante: les pays qui n’ont pas retrouvé le niveau d’activité de 2007, la Grèce, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, sont entrés en récession en partie à la suite d’influences extérieures néfastes. Je pense à l’avalanche de fonds structurels provenant de l’Union européenne. Cette abondance de capitaux en provenance de Bruxelles a créé de mauvais comportements de la part des gouvernements des pays périphériques: une fiscalité insuffisante et l’expansion des assurances sociales.

Je ne conteste pas le besoin de sécurité sociale, mais les factures doivent être payées. Une assurance sociale généreuse implique une fiscalité lourde. Cette «générosité» sociale s’est traduite par des salaires non compétitifs. Le salaire minimum grec était deux fois plus élevé qu’en Espagne.

– Est-ce que le manque d’innovation traduit un problème de valeurs en Europe?

– Je ne peux pas lier les termes d’«échec» et de «valeurs». Mais le ralentissement de l’innovation marque une résurgence des valeurs conservatrices et corporatistes. On désapprouve les idées de concurrence, d’individualisme, de nouvelles richesses et on craint la rupture des habitudes.