Furrer et Hugi, les lobbyistes qui assument
Avocats du diable (5/5)
L’agence bernoise Furrerhugi est une des plus influentes du pays. Récemment pointés du doigt par les partisans de l’initiative «Pour des multinationales responsables», les deux fondateurs déplorent une attaque «perfide»

Il y a ces enjeux qui polarisent forcément les débats. Ces causes que le grand public adore détester. En face, il y a ces professionnels, souvent discrets, qui ont fait de leur métier la défense de ces intérêts controversés. «Le Temps» s’intéresse cette semaine à ces «avocats» qui ont chacun leur propre diable à promouvoir.
Episodes précédents:
Trois minutes. Deux cent cinquante mille vues. Likée par des milliers de gens. Mi-mai, les partisans de l’initiative «Pour des multinationales responsables» ont publié sur Facebook une vidéo au titre accrocheur, «Cinq coups tordus du lobby des multinationales».
Les Romands y découvrent Furrerhugi, l’une des trois agences recrutées par Economiesuisse pour mener la campagne contre cette initiative. Guère connue de ce côté-ci de la Sarine, cette entreprise est pilotée par Lorenz Furrer et Andreas Hugi, présentés dans la vidéo comme de puissants lobbyistes prêts à saborder l’initiative à tout prix. Par le biais d’une campagne sur internet, ces derniers «trompent les votants avec des fake news» et organisent des «rencontres de lobbying secrètes» dans leur restaurant privé La Clé de Berne, à quelques mètres du Palais fédéral.
Contactés pour cette série des «Avocats du diable», ils n’ont hésité qu’une seconde avant de saisir cette occasion de communiquer. «Et après, nous irons manger quelque chose dans la cuisine du diable», a écrit Lorenz Furrer dans un e-mail avec un certain sens de l’humour.
La vidéo, en revanche, ne les a pas fait rire du tout.
Lorenz Furrer dit avoir été «très touché». Andreas Hugi corrige: «Ça nous a plus énervés que touchés. C’est la première fois que l’on est attaqués nommément» d’une façon qu’ils qualifient de «perfide». Les employés de l’agence ont été directement interpellés par des amis, voire des inconnus qui leur demandaient pourquoi ils travaillaient pour une entreprise aussi nuisible.
Du lobbyisme sans gêne
Furrerhugi, c’est 50 employés pour 9,5 millions de francs de chiffre d’affaires annuel. La deuxième plus importante agence de relations publiques de Suisse derrière Farner. Elle a été fondée en 2006 par les deux compères qui voulaient rapprocher les mondes politique et économique; le premier étant Bernois et le second Zurichois. Une bonne moitié de leurs activités touche aux «affaires publiques» – du lobbyisme à l’ancienne – mais ils se sont aussi développés dans la communication, la gestion de crise ou le design.
Je vois d’immenses risques dans le fait qu’un pays étranger n’utilise pas les canaux diplomatiques traditionnels pour envoyer ses messages
«Nous avons été l’une des premières agences qui ont osé dire «oui, nous faisons du lobbyisme» là où les autres disaient pudiquement faire «de la communication», note Andreas Hugi. Le lobbyisme fait intégralement partie du système politique suisse, il n’y a pas à être gênés d’en être des professionnels.»
Leurs clients? Le canton de Neuchâtel qui veut décrocher des milliards fédéraux pour ses infrastructures de mobilité (gagné), un comité qui veut que les Genevois votent contre l’initiative sur l’aéroport (perdu) ou des sociétés de télécoms qui affirment que la 5G est une chance (en cours). Ils réalisent des sites internet, contactent des journalistes et des parlementaires, conseillent sur la communication à adopter, etc.
Pas de mandats des pays étrangers
Aucun mandat, en revanche, avec des autorités étrangères. Mais ce n’est pas à cause de «l’affaire Markwalder», du nom de cette élue fédérale qui avait déposé une interpellation rédigée par une agence de communication, elle-même mandatée par les autorités kazakhes. «On a beaucoup de demandes mais nous les refusons systématiquement. Bien sûr, c’est très bien payé, mais je vois d’immenses risques dans le fait qu’un pays étranger n’utilise pas les canaux diplomatiques traditionnels pour envoyer ses messages», justifie Lorenz Furrer.
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Au dernier étage du bâtiment qu’ils occupent, au centre-ville de Berne, truffé d’œuvres d’art suisse (il y a par exemple une impressionnante otarie posée sur la cabine de l’ascenseur), on découvre un petit espace de repos. Et deux fenêtres qui offrent une vue sur la Coupole, ce qui plaît beaucoup à Lorenz Furrer, qui fait visiter les locaux.
Ce n’est pas une coïncidence; Furrerhugi est l’agence la mieux représentée dans la salle des pas perdus. Selon les informations de la Confédération, elle compte cinq «badges K», qui sont les sésames que peuvent délivrer les parlementaires pour l’accès au Palais (deux par élu). Pas de quoi émouvoir nos interlocuteurs. «Ah, cinq? Je n’aurais même pas su, répond Lorenz Furrer. C’est très, très peu important. On travaille aussi très bien sans badge.»
Politique et rock’n’roll
Les deux hommes disposent, eux, chacun d’un passe grâce à Ruedi Noser (PLR/ZH), qu’ils conseillent également pour ses campagnes politiques. «Lors des deux dernières sessions, avant la pandémie, on n’y est même pas allés», assure Lorenz Furrer, dont le regard est attiré par son portable. Sur l’écran clignote le nom d’un conseiller national bernois. «Vous m’excusez? Lui, je dois le prendre.»
A gauche comme à droite, on juge les méthodes de Furrerhugi «professionnelles». Jamais insistants ou «lourdauds», pour reprendre les mots d’une élue. Lorsque certains politiciens sont invités à un concert de rock (ces dernières années, AC/DC, Rolling Stones), c’est toujours en petit comité et avec d’autres «amis de la maison». Aucune contrepartie n’est attendue, insistent les deux hommes. «Le dress code, c’est veste en cuir noir», rigole Lorenz Furrer, revenu de son coup de téléphone.
«On sait que les lobbyistes ne sont pas aimés et l’on respecte cela, dit Andreas Hugi. Nous offrons un service aux parlementaires, ils en font ce qu’ils veulent. La plupart du temps, c’est une mise en contexte d’une information, un éclaircissement sur un point de détail… C’est beaucoup de paperasse, bien moins spectaculaire qu’on peut le croire ou le lire.»
Percée en Suisse romande
Ou le voir. Notamment dans cette fameuse vidéo. Ce qui semble particulièrement irriter les initiants est que Furrerhugi travaille pour Glencore, régulièrement pointé du doigt par des ONG pour des manquements aux droits humains et environnementaux. Le géant des matières premières zougois sollicite leurs services depuis six ans. «C’est nous qui décidons si c’est un bon ou un mauvais client, pas les ONG», balaie Andreas Hugi.
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«Suivant les sujets, nous sommes bien sûr critiques avec eux, renchérit Lorenz Furrer. Mais les initiants font passer Glencore pour une entreprise de gangsters. Vous pensez vraiment qu’une société cotée en bourse, qui possède davantage de bateaux que l’US Navy et emploie 350 000 personnes, peut être une «entreprise gangster»? Ce n’est certainement pas le cas. Et elle a le droit de s’exprimer sur les décisions politiques.»
Un bon point, c’est ce que cette vidéo les a fait connaître en Suisse romande. Une région dans laquelle ils tentent laborieusement de percer depuis 2010. D’abord seuls puis en engageant des employés qui n’ont pas fait long feu, et enfin en reprenant une agence fribourgeoise. «Cela a été vraiment difficile, reconnaît Andreas Hugi. Mais c’est une évidence que nous devons y être, comme nous sommes aussi au Tessin. Cette fois, je crois qu’on est bien partis…»
Après l’interview et la séance photo, Lorenz Furrer et Andreas Hugi ont invité photographe et journaliste à manger dans leur restaurant. Au menu: un gâteau au fromage tiède, une modeste salade mêlée et un verre d’eau gazeuse.
Venant de la cuisine du diable, on s’attendait à plus saignant.