La cote déclinante des divas du pétrole

Genève Avec leurs bonus et leurs ego démesurés, les traders étaient les rois du négoce de matières premières

Incarnation de cette caste, l’Américain Ross Koller quitte la Suisse, faute d’emploi à sa mesure

Dans une industrie plus aseptisée, les traders ont perdu de leur pouvoir. Enquête

Pour qui veut se faire une idée du style de vie flamboyant des traders en matières premières, Ross Koller offre une incarnation parfaite, emblématique.

Des années durant, cet Américain au visage juvénile a sillonné Genève au volant de Ferrari pétaradantes. Il en possède toute une collection, dont une F40 rouge empestant la benzine, aux sièges inconfortables, avec une plaque britannique ornée des lettres OIL. Il a aussi pratiqué le polo au Club de Veytay, entre Versoix et Coppet, en compagnie d’autres seigneurs du pétrole genevois.

Ses chaînes en or et sa villa de grand style, sur la rive gauche de la cité lémanique, reflétaient la prospérité d’une industrie qui a fait de la Suisse l’un de ses bastions. Ce que rappelle, chaque année, le sommet des matières premières organisé par le Financial Times, qui s’ouvre lundi au Beau-Rivage Palace de Lausanne.

Dans cet univers qui reste malgré tout secret, Ross Koller fait aussi figure d’exception. Il est l’un des rares traders pétroliers que les Romands ont pu voir à la télévision, invité par Darius Rochebin comme représentant en Suisse des républicains américains.

Fin 2014, pourtant, ce personnage haut en couleur a quitté Genève. Ses chevaux de polo ont été mis en pension, sa maison semble désertée, ses Ferrari ne pétaradent plus dans les rues. L’histoire de ce départ, que Le Temps a pu reconstituer, est emblématique des changements à l’œuvre dans le monde du négoce de matières premières.

Selon l’un de ses confrères, Ross Koller est parti de Genève parce qu’«il en avait marre de ne rien trouver». En 2011, l’Américain a quitté son poste de trader en produits distillés (gasoil, diesel) chez Mercuria, un géant genevois du négoce énergétique. Il s’est ensuite lancé dans des projets à moindre échelle, qui ont capoté ou n’ont pas abouti. Il n’a pas retrouvé de travail dans une grande société, ce que le trader précité attribue au durcissement du marché de l’emploi dans le négoce pétrolier. Il y a trop de traders disponibles et, pour la première fois depuis trente ans, certains se retrouvent sans emploi.

«Sur son nom, sur sa réputation, on n’est plus embauché, explique ce professionnel, qui s’exprime sous le couvert de l’anonymat. On ne joue plus sur ce marché en 2015 comme on jouait en 2008. Le profit net d’un desk [équipe de traders traitant une catégorie de produits, ndlr] s’est beaucoup réduit: avant c’était 200 millions par an, aujourd’hui c’est 40 millions. Les banques ne sont plus là: avant, il y en avait 15 qui avaient des desks de traders, aujourd’hui c’est zéro.»

En outre, ajoute notre interlocuteur, «on ne paie plus les gens comme avant. A Genève, on embauche moins, beaucoup de gens sont prêts à se brader», pour un salaire inférieur à ceux des années d’or de la décennie 2000.

Mais Ross Koller n’est pas du genre à se brader. Après avoir longtemps attendu un poste à sa mesure, il a fini par s’exiler à Houston, au Texas, où il est devenu trader de produits distillés chez PetroChina. Il rêve pourtant de revenir en Suisse, sa patrie d’adoption: «Je compte retourner à Genève, dans six mois ou dans quelques années, explique-t-il lors d’une conversation par Skype. Je me sens Genevois. Mais c’est sûr que l’ambiance a changé, pas seulement à Genève d’ailleurs, mais partout, à Londres, New York ou Houston.»

Pour saisir ce qui se joue ici, il faut comprendre ce que fait un trader en matières premières. Son travail consiste à repérer et «arbitrer» les déséquilibres du marché mondial – un produit manque et coûte cher à un endroit, il est abondant et bon marché ailleurs. Si un réseau de stations-service en Afrique a besoin de diesel, le trader va aller le chercher à la source, par exemple dans une raffinerie russe. Les traders de produits pétroliers distillés, comme Ross Koller, traitent avec des raffineurs et revendent à des distributeurs, des grossistes, des stockeurs.

Tel un chevalier du Moyen Age entouré de pages et d’écuyers, le trader est assisté d’une équipe de servants: opérateurs qui exécutent la transaction (lettres de crédit, contrôle qualité), spécialistes chargés d’affréter les cargos, comptables, juristes, informaticiens… Mais c’est lui qui est personnellement responsable du bon déroulement des transactions, dans un monde où la moindre défaillance peut coûter des millions si le produit payé par une contrepartie n’est pas livré en temps et en heure.

En ajoutant son salaire, ceux de son équipe et ses frais de voyage, on estime qu’un trader coûte entre un million et demi et trois millions de francs par an à son employeur. Du coup, cette caste d’élite ne compterait dans le monde que 2000 représentants environ – chiffre le plus souvent cité par les professionnels –, dont 250 à 300 se trouveraient à Genève.

Hiérarchiquement, le trader trône au sommet de la pyramide du prestige, du statut et du salaire. La pression du chiffre qui pèse sur lui est énorme. Et sa vision du marché est déterminante: il doit prendre des positions qui anticipent les mouvements de prix des produits qu’il traite. Ce qui, de l’avis général, demande une confiance en soi phénoménale.

«Il faut pouvoir tenir des positions, souvent à travers des moments difficiles, explique Ross Koller. Il faut avoir du courage. Il y a des gens qui vont savoir analyser le marché, mais qui ne seront jamais des traders.»

Dans les années 2000, Ross Koller était régulièrement cité par l’agence Bloomberg comme augure du marché du mazout. Ses avis sur l’offre et la demande faisaient autorité. Y avait-il pénurie aux Etats-Unis? Excédent en Europe? Pour les négociants, ces questions sont cruciales. En 1999-2000, un hiver froid, conjugué à de faibles stocks, a presque fait doubler les prix du mazout aux Etats-Unis. Ceux qui, depuis l’Europe, pouvaient s’approvisionner en produits russes bon marché et les livrer en Amérique ont réalisé des profits fabuleux.

«A l’époque, vous gagniez de l’argent uniquement en ayant la vision de ce qui allait se passer», se souvient Mohab Kamel, ancien trader de produits pétroliers raffinés chez Mercuria. Les sociétés de négoce se réduisaient pour ainsi dire aux cerveaux de leurs traders: leurs contacts, leur compréhension du marché, leur capacité à vendre leur vision aux investisseurs, aux banquiers, aux clients.

«Les traders étaient les rois, les moteurs de l’industrie, résume Mohab Kamel. Mais aujourd’hui, ils n’ont plus les mêmes pouvoirs qu’il y a dix ans.»

Enrichies par une décennie de pétrole cher, les sociétés de négoce ont acheté des terminaux, des installations de stockage, des réseaux de stations-service. Leurs effectifs ont décuplé – Mercuria avait 30 personnes à Genève au début des années 2000, elle y compte quelque 250 employés aujourd’hui, 1500 au niveau mondial. «Les entreprises sont devenues des entités organisées, des machines, ce ne sont plus des bandes de copains», note Nikos Asimakopoulos de la société d’intelligence économique Alaco à Londres.

Mieux structurée, plus grande, «l’entreprise commence à avoir plus de pouvoir sur son trader que l’inverse», estime Mohab Kamel. De plus en plus, elle lui impose d’alimenter ses propres circuits de raffinage ou de distribution, au lieu de vendre des cargaisons sur le marché selon sa vision et son génie personnel. «Les boîtes ont moins besoin de l’intelligence d’un individu», résume Mohab Kamel.

Financièrement, le métier est aussi devenu moins attrayant. Dans les années 2000, les sociétés de négoce versaient chaque année aux traders des bonus en cash – «entre deux et cinq fois le salaire, soit 500 000 à deux millions de francs à peu près», selon Mohab Kamel.

Mais après la crise financière, plusieurs entreprises ont commencé à proposer des actions au lieu d’argent liquide. Et ce changement n’a pas plu aux traders.

«Plusieurs compagnies ont modifié leurs systèmes de rémunération, confirme Mohab Kamel. Souvent, le contrat ne précise pas comment vous êtes payé. Quel est le prix de l’action? Comment êtes-vous payés si vous quittez la boîte? On ne sait pas. Beaucoup de traders s’en vont à cause de ça.»

Comme les sociétés de négoce sont presque toutes privées, non cotées en bourse, ce sont elles qui déterminent la valeur de leurs actions. Ce qui leur donne une emprise nouvelle et inédite sur leurs employés. Ross Koller ajoute qu’à Genève, «plus ou moins toutes les boîtes sont passées à ce système».

2011, année où l’Américain a quitté Mercuria, marque le début d’une période sombre pour certains traders genevois. Elle s’est prolongée jusqu’à l’an dernier. Sur le marché des distillats, «il y avait trop de produit et pas assez de demande, on a eu un marché plat [sans variations de prix, ndlr], et dans ce cas il n’y a rien à faire, c’est complètement inintéressant, raconte Ross Koller. Cette absence de volatilité a vraiment fait souffrir le marché du distillat. Ce n’était pas fun, pas joli du tout. Cette déprime a duré trois ou quatre ans.»

Un dernier facteur joue contre les traders: les coûts croissants de la réglementation. Depuis quelques années, les autorités américaines sanctionnent durement les négociants en matières premières qu’elles soupçonnent de manipuler le marché. «Désormais, les dents des régulateurs ont l’air assez pointues pour que les gens les remarquent», commente Amy Lashinsky de la société Alaco, qui fournit des prestations de contrôle interne aux sociétés de négoce.

En août 2014, la société nyonnaise Arcadia Energy et sa maison mère britannique, spécialisées dans le trading pétrolier, se sont vu infliger une amende de 13 millions de dollars, après que deux de leurs traders ont brièvement gonflé la demande de pétrole brut aux Etats-Unis grâce à des transactions artificielles.

Le marché des produits pétroliers distillés est particulièrement vulnérable aux manipulations, car les acteurs y sont peu nombreux. En Méditerranée, un trader qui achète cinq cargos devient un acteur dominant du marché. Dans de telles conditions, la tentation peut naître de s’entendre sur les prix avec d’autres collègues.

«Le price-fixing, oui, cela existe, témoigne l’avocat Jeremy Davies du cabinet spécialisé Holman Fenwick Willan à Genève. Deux traders peuvent s’entendre. Et c’est illégal. Mais ce n’est pas si rare.»

Pour détecter et punir les collusions éventuelles, les autorités de contrôle ont développé un arsenal de logiciels qui traquent les mouvements de prix suspects sur les marchés des matières premières. Les sociétés s’équipent aussi de systèmes pour surveiller leurs employés, ce qui renchérit le coût des traders. «Cela réduit un peu notre flexibilité, ce n’est pas confortable d’être sous la loupe tout le temps, même si on ne fait rien de mal», note Ross Koller.

Malgré tout, après vingt-cinq ans dans le métier, et alors que beaucoup de ses collègues ont pris une retraite dorée, l’Américain en veut encore. Le retour de la volatilité sur les marchés pétroliers – le prix du brut s’est effondré depuis l’été dernier – redonne de la marge de manœuvre aux traders comme lui. Et permettra peut-être à ses Ferrari de pétarader à nouveau, d’ici à quelques mois, dans les rues tranquilles d’une ville suisse.

On estime qu’un trader coûte entre un million et demi et trois millions de francs par an à son employeur

«On a eu un marché plat. Ce n’était pas fun, pas joli du tout. Cette déprime a duré trois ou quatre ans»