A Genève, ces frontaliers dont personne ne veut
Genève
Qu'ils soient suisses ou français, les frontaliers se sentent de plus en plus souvent discriminés quand ils cherchent un emploi sur Genève. En cause: l'application de la directive pour la préférence cantonale et ses effet secondaires

Julien* est ingénieur. Et français. Depuis 4 ans, il travaille à Genève mais vit de l’autre côté de la frontière. Il y a quelques mois, il a été approché par une société suisse de consulting qui souhaitait le débaucher. Au début des discussions, rien ne lui laissait penser qu’il fallait vivre à Genève pour obtenir le poste. C'est après plusieurs entretiens qu’on lui a fait clairement comprendre qu’il vaudrait mieux déménager, car «l’aspect négatif du frontalier» risquait de poser problème auprès de la clientèle. «J’ai trouvé cela très discriminant», raconte le trentenaire, qui a fini par laisser tomber une opportunité professionnelle pourtant alléchante.
Hélène* est genevoise. Elle a déménagé en France il y a 20 ans, «quand on nous encourageait à le faire». Aujourd’hui, elle recherche un emploi dans la finance. «Dans l’analyse, précise-t-elle. Pas dans un domaine où j’aurais accès à des informations sur les clients qu’il vaudrait mieux ne pas voir franchir la frontière.» Il y a une dizaine de jours, alors qu’elle déposait son CV dans une agence de placement genevoise, on lui a expliqué sans ambages qu’avec une adresse en France, elle ne risquait pas de trouver de sitôt un emploi dans une banque. «Ça m’a fait un choc, confesse-t-elle. J’ai eu l’impression d’avoir commis un crime abominable alors que toute ma vie j’ai cotisé en Suisse.»
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Les témoignages de frontaliers qui ne trouvent plus de travail à Genève parce que, justement, ils sont frontaliers sont nombreux. Et le plus souvent anonymes. Il y a cette femme à qui l’on aurait offert un poste fixe de thérapeute à l’hôpital si elle avait habité du bon côté de la frontière. Ou ce conducteur de bus dont le maire de Saint-Julien relate l’histoire sur son blog hébergé par La Tribune de Genève: «Il candidate aux TPG. Qualifié et expérimenté, il n’est jamais reçu pour des entretiens. Il apprend de la part d’amis qui travaillent aux TPG que seuls les chômeurs genevois sont recrutés.»
Une question sensible
La question des frontaliers a toujours été sensible à Genève, où plus de 100 000 personnes venant de l’Ain et de Haute-Savoie franchissent la frontière chaque matin. Elle l’est un peu plus depuis qu’un élu du Mouvement Citoyens Genevois, Mauro Poggia, a été nommé à la tête du Département de l’emploi.
C’était à la fin 2013. Un an plus tard, le magistrat élargissait la directive pour la préférence cantonale, en place pour l’administration et les régies publiques depuis 2011, à tous les organismes subventionnés. Transports publics (TPG), services industriels (SIG), hôpitaux universitaires (HUG), EMS: ce sont désormais plus de 250 institutions qui ont l’obligation d’annoncer leurs postes vacants en primeur à l’Office cantonal de l’emploi (OCE). Soit 10 jours avant de les publier sur d’autres canaux de recrutement.
Et ce n’est pas tout. Les organismes publics et semi-publics doivent, à compétences égales, privilégier un candidat présenté par l’OCE. Ils doivent aussi fournir des explications s’ils ne retiennent par l’un d’entre eux et dûment motiver, auprès des services de Mauro Poggia, toute demande d’un nouveau permis de travail pour un frontalier (permis G).
Du côté de l’OCE, on se félicite des résultats obtenus jusqu’ici. Sur les 835 personnes engagées au sein de l’État en 2015, 579 l’ont été via ses services, précise-t-on. Même constat pour les organismes subventionnés où ce sont 1250 des 2000 postes pourvus l’année dernière qui l’ont été via l’OCE. «Nous avons démontré que nous étions le plus grand vivier de compétences du canton», se réjouis Charles Barbey, nommé à la tête de l’Office cantonal en juillet 2014.
Une directive «entrée dans les moeurs»
Mauro Poggia sait toutefois qu’il ne peut pas se targuer d’avoir fait reculer le chômage dans son canton. En septembre, celui-ci plafonnait à 5,5% de la population active, contre 5,6% à la fin 2013. Mais le conseiller d’État se félicite d’un «changement d’atmosphère». «La préférence cantonale entre progressivement dans les mœurs, assure-t-il. Pour preuve, nous recevons de plus en plus d'annonces de postes vacants émanant du secteur privé.»
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Des «cas problématiques», concernant l'embauche de frontaliers dans des sociétés publiques ou para-publiques, lui sont également communiqués chaque semaine. Le plus emblématique reste celui de Clair Bois. Au printemps dernier, cette fondation spécialisée dans l’accueil de personnes handicapées s’était vue reprocher d’avoir engagé deux résidents français alors qu’une quinzaine de dossiers de chômeurs genevois lui avaient été transmis. Mauro Poggia avait crié au scandale et exigé le départ de l’un d’eux – sans permis G au préalable – sous peine de réduire la subvention de l’institut.
Sans frontaliers, plus d'EMS
Même si la menace n'a pas été mise à exécution, cet épisode a marqué les esprits. Le président de Clair Bois refuse dorénavant de s’exprimer sur un «sujet réglé». Quant à l’OCE, il préfère mettre en avant l’EMS flambant neuf de La Plaine auprès duquel 24 chômeurs ont pu être placés sur les 57 personnes recrutées à ce jour. «Et cela alors qu’il y a eu plus de 2000 candidatures», précise Charles Barbey.
La Secrétaire générale de la fédération genevoise des établissements médico-sociaux Anne-Laure Repond, assure de son côté que le partenariat avec l’OCE fonctionne de «manière intelligente» et se défend de toute mesure anti-frontalier. «L’employeur reste libre d’engager qui il veut, explique-t-elle. Et c’est très bien comme cela car si un jour les frontaliers ne devaient plus venir travailler, on pourrait fermer nos EMS.»
Même réponse auprès des HUG, où 41% des 11 000 collaborateurs résident à l’étranger: outre le respect de la directive pour la préférence cantonale, il n’existe aucune politique qui consisterait à ne pas engager de frontaliers, assure-t-on. Et cela même si ces derniers n’ont représenté que 23% des embauches l’année dernière (208 sur 907 personnes recrutées).
Une mesure discriminatoire?
Voilà pour la version officielle. En coulisses, certains décrivent pourtant un climat de défiance à l'égard des frontaliers qu'il vaudrait mieux éviter d'engager autant que faire se peut, alors que d'autres se braquent dès que l’on évoque «le sujet le plus sensible du moment».
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Des voix s’élèvent pour dénoncer «une directive discriminatoire», voire une ingérence de l’État. «Que l’on demande aux entreprises publiques d’avoir le réflexe de contacter en premier lieu l’OCE quand un poste se libère me paraît être une bonne chose, explique Cyril Aellen. Ce qui me déplaît en revanche, c’est que l’on se serve de cette directive comme d’un épouvantail pour pointer du doigt les frontaliers et faire pression sur les entreprises afin qu’elles n’en engagent plus, quel que soit le profil recherché.»
Ce que regrette surtout le député PLR au Grand Conseil, c’est que le débat soit axé sur le seul lieu de résidence. «Si une entreprise subventionnée engage aujourd’hui un frontalier plutôt qu’un chômeur, tout le monde s’offusque, souligne-t-il. Par contre, si cette même entreprise engage un nouveau résident, cela ne pose de problème à personne alors que l’on pourrait très bien considérer qu’il prend lui aussi la place d’un chômeur genevois.»
Les Suisses résidant en France discriminés
Les critiques les plus virulentes viennent des principaux concernés. Le président de l’association Genevois Sans Frontière Paolo Lupo rappelle ainsi que les travailleurs européens ne sont pas les seuls à subir les effets de la directive. «Les quelque 20 000 Suisses qui résident en France voisine sont eux aussi exclus du marché du travail pour la seule raison qu’ils habitent de l'autre côté de la frontière, souligne-t-il. Que des Genevois soient ainsi laissés pour compte me semble être plus grave encore que s’il s’agissait de Lyonnais venant chercher un premier emploi dans la région.»
Le maire centriste de Saint-Julien Antoine Vielliard assure pour sa part qu'il pourrait très bien s’accommoder d’une directive qui stipule simplement que les chômeurs genevois doivent être informés à l’avance d’un poste qui se libère. «Sauf que dans les faits, poursuit-il, les frontaliers ne sont plus engagés et l’on assiste à une politique totalement discriminatoire à leur encontre.»
Le secteur privé en ligne de mire
Antoine Vielliard explique avoir été particulièrement «choqué» par un communiqué de l’OCE et des TPG publié en février dernier. «Ils se félicitaient du recrutement quasi exclusif de résidants locaux, souligne-t-il. Ce qui me sidère, c’est que l’on préfère aujourd’hui engager des personnes sans les compétences requises, qu’il faut former durant des mois, plutôt que des conducteurs frontaliers expérimentés et disponibles de suite. Le résultat de cette politique, conclut-il, c’est que des bus restent parfois aux hangars, faute de conducteurs.»
Ces critiques, Mauro Poggia les balaie d’un revers de main et rappelle que c’est l’État qui prend en charge, via des stages, la formation des apprentis conducteurs ou aides-soignants. «Avant, on publiait les annonces directement en Haute-Savoie, rappelle-t-il. Or, je pense que l’on a à Genève des gens tout aussi compétents, il suffit de leur donner les moyens et de s’y prendre un peu à l’avance pour les former convenablement.»
Mais Antoine Vielliard n’en démord pas. D’autant plus que, selon lui, ces pratiques ne se limitent plus aux seuls secteurs publics et semi-publics. «Des prestataires de l’État, notamment à l’aéroport, sont eux aussi sujets à des pressions de la part des autorités pour engager des Genevois plutôt que des frontaliers», affirme-t-il.
Le maire de Saint-Julien, qui a fait part de ses doléances et dénoncé «la violation des accords bilatéraux» de libre circulation dans un courrier adressé le 9 juin à l’Ambassadeur de l’Union européenne à Berne, n’est pas le seul à prétendre que des entreprises privées sont soumises à des pressions pour ne plus engager de frontaliers. Paolo Lupo confirme lui aussi avoir entendu des témoignages allant en ce sens.
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Mauro Poggia réfute là encore ces accusations «La seule pression est celle de l’opinion publique», affirme-t-il. Et pour cause: à l’heure où la Suisse réfléchit à sa propre «préférence indigène», savant mélange devant lui permettre, espère-t-elle, d’appliquer l’initiative contre l’immigration de masse sans trop froisser Bruxelles, le magistrat ne dispose d’aucune base légale pour imposer la directive cantonale au secteur privé. N'en demeure pas moins qu'il se félicite que des entrepreneurs engagent en priorité des résidents genevois. «J’espère qu’il y aura encore davantage d’auto-régulation à l’avenir», conclut-il.
En attendant, Hélène continuera de chercher du travail en Suisse. Elle se rassurera en se rappelant que le nombre de frontaliers actifs dans le canton – 83 139 à la fin juillet – n’a jamais été aussi important. Preuve, s’il en faut, que l’économie privée a toujours besoin d’eux.
* Prénoms connus de la rédaction