Les gérants indépendants fusionnent peu. Pour le moment
Place financière
AbonnéAvec l’arrivée d’une nouvelle réglementation, des coûts en hausse et des revenus sous pression, ces PME de la finance étaient supposées connaître une vague de consolidation. Attendue d’ici au 1er janvier, elle pourrait se concrétiser l’an prochain

Le 1er janvier prochain, les gérants de fortune indépendants devront avoir déposé une demande de licence auprès de la Finma pour pouvoir continuer à exercer. Ces professionnels de la finance seront soumis à un nouveau système de surveillance à partir de cette date. La plupart d’entre eux devront renforcer la structure de leur société et probablement faire face à des coûts supérieurs. Pourtant, la vague de rapprochements attendue parmi ces PME ne s’est pas concrétisée. Explications.
Il n’y a donc pas eu de rush final avant le 31 décembre pour les gérants de fortune indépendants suisses (GFI). Dans ce secteur d’activité comptant environ 2000 sociétés, 21 rapprochements ont été annoncés publiquement en 2022, soit quatre de plus qu’en 2021, selon des chiffres du consultant Kasavi Advisory, qui relève que la majorité des opérations de ce genre restent confidentielles. Ce chiffre peut paraître faible alors que la grande majorité des GFI affirment rechercher des partenaires et que leurs conditions d’exercice poussent vers une consolidation.
D’un côté, leurs coûts vont probablement continuer à augmenter. Les GFI ne devront plus seulement respecter la loi contre le blanchiment, mais aussi les lois sur les établissements et les services financiers, LEFin et LSFin. Leurs entreprises devront souvent être mieux organisées, avoir davantage de fonds propres, s’assurer que leurs employés suivent des formations continues, etc. Le patron d’une société de grande taille nous disait récemment que ses coûts d’exploitation avaient déjà triplé depuis 2018.
De l’autre, la gestion de fortune en général subit une pression sur les revenus, les GFI eux-mêmes ne peuvent plus aussi facilement compléter leur rémunération avec des rétrocessions que par le passé et leurs revenus, la plupart du temps libellés en monnaies étrangères, sont pénalisés par le franc fort.
Besoin d’un projet
Alors pourquoi ne sont-ils pas plus nombreux à se regrouper? «La volonté de réduire les coûts n’est pas une raison suffisante pour fusionner, lorsqu’on est un gérant indépendant; il faut surtout un projet et qu’il soit partagé par les futurs partenaires», affirme Igal Kasavi, le patron de Kasavi Advisory, conseiller en fusions-acquisitions dans la gestion de fortune. Un tel projet – élargir la palette de services, moderniser les processus ou entrer sur de nouveaux marchés – «favorise l’adhésion des personnes et aide à consentir des concessions, qui peuvent toucher des aspects émotionnels comme abandonner le nom de son entreprise», précise le spécialiste genevois, lui-même un ancien GFI.
Le projet de Pleion et Probus, officiellement fusionnés depuis un an, consistait à «croître en réalisant une fusion d’égal à égal «, résume le directeur général Patrick Héritier quand on lui demande de tirer un bilan. En plus des complémentarités en termes de produits ou de géographies des clients, ce rapprochement a fonctionné «car les associés des deux côtés partageaient la même vision sur l’avenir, aucun n’avait un ego surdimensionné ou la volonté de placer des proches, et nous avons pris le temps de nous connaître, nous n’avons pas fait du speed dating», explique Patrick Héritier.
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Trois ans après les premiers échanges, la société prévoit une baisse de 5% des coûts par rapport à avant la fusion et n’a pas d’estimation concernant l’évolution de ses revenus. «Surtout, nous avons davantage de crédibilité pour attirer des gérants qui ne nous auraient pas pris en considération auparavant et nous parvenons à vendre nos services au juste prix. L’érosion des marges a cessé, les volumes d’affaires ont un peu reculé à cause de la baisse des marchés, mais les revenus par unité de volume ont augmenté», résume le dirigeant du groupe Pleion Wealth Partners, un peu moins de 4 milliards de francs d’avoirs pour environ 200 employés, dont 60 en Suisse – des chiffres conformes aux prévisions formulées lors de l’annonce de la fusion.
Fusions en 2023
Si les questions d’ego peuvent conduire à des désaccords, les aspects financiers sont rarement décisifs dans la conclusion ou non d’un rapprochement, reprend Igal Kasavi: «Si l’écart est trop important entre le prix du vendeur et l’offre de l’acheteur, c’est que ni l’un ni l’autre n’est prêt à conclure une opération.» Une société de gestion indépendante se négocie généralement entre cinq et huit fois son bénéfice avant intérêts, impôts et amortissement (EBITDA), selon le conseiller en fusions, qui précise qu’un rapprochement entre GFI prend au minimum neuf mois.
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Mais ce n’est pas cette durée qui explique le faible nombre de fusions enregistrées cette année, d’après lui: «Beaucoup d’opérations se concrétiseront en 2023, car de nombreux gérants indépendants ont déposé leur demande pour pouvoir continuer à exercer, et surtout continuer à chercher le partenaire idéal.» Le 1er janvier 2023 ne sera donc pas une date butoir. Beaucoup de gérants ont été accaparés par les marchés difficiles et la demande d’agrément en 2022, ce qui leur a laissé moins de temps et d’énergie pour conclure des partenariats.
En pratique, cette demande se déroule en deux étapes. Le GFI doit être dans un premier temps accepté par un organisme de surveillance (OS), puis par la Finma elle-même. A fin juillet, 661 sociétés de gestion avaient averti l’autorité de surveillance de la finance qu’elles ne demanderaient pas d’autorisation. Est-ce la fin du parcours pour ces GFI? Pas nécessairement, poursuit Igal Kasavi, qui a organisé une conférence très suivie mi-novembre à Genève: «Ceux-là ont déjà décidé de leur avenir, soit ils fusionneront avec un partenaire, soit ils céderont leur clientèle après le 1er janvier et recevront une partie des revenus dans les prochaines années. Ces alliances ont déjà été conclues sous le radar et seront concrétisées l’an prochain.»
Devenir conseillers
Vice-présidente de l’OSIF, un des cinq OS agréés par la Finma, Stéphanie Hodara observe deux tendances sur le marché. La première concerne les GFI qui optent pour le statut de conseiller: «Ce dernier n’a pas besoin d’autorisation car il n’a pas de pouvoir sur le compte; il conseille le client, qui passe lui-même les ordres boursiers.» Si les conseillers doivent s’inscrire dans un registre dédié, ils ne sont pas soumis à un audit ni surveillés mais devront démontrer qu’ils suivent une formation continue sur la LSFin notamment. A l’inverse, une société de gestion qui reçoit une autorisation de la Finma sera soumise à un audit prudentiel à une périodicité allant de un à quatre ans, selon sa catégorie de risque (déterminée notamment par le domicile des clients, l’utilisation de produits maison ou la gestion ou pas de fonds).
Autre mouvement de fond relevé par l’avocate genevoise, la création de nouvelles sociétés de gestion, «souvent par de jeunes banquiers, habitués à évoluer dans un environnement très structuré et à se former en permanence». Difficile de dire si les lancements d’entreprises se sont accélérés par rapport aux années précédentes, estime encore Stéphanie Hodara, «mais en tout cas, le nouveau cadre réglementaire n’a pas découragé les initiatives».
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D’autres évolutions peuvent pousser des GFI à conclure des rapprochements, enchaîne Sven Blake, cofondateur et directeur général de Sartus. Cette société de gestion genevoise a officialisé début décembre sa fusion avec Cité Gestion, le gestionnaire indépendant créé en 2009 par l’ex-associé de Lombard Odier Bernard Droux, décédé début 2015. «Dans notre métier, les clients sont devenus plus sophistiqués, ils demandent davantage d’informations sur votre bilan, votre équipe ou vos performances. Ils sont nombreux à employer des consultants et à mettre les sociétés de gestion en concurrence. Nous gérions 1,3 milliard de francs mais nous avons eu le sentiment que nous devions grandir», analyse le gérant canadien, désormais associé de Cité Gestion, qui n’a plus de liens capitalistiques avec Lombard Odier depuis fin 2017.
Et pourquoi Cité Gestion? «Car nous voulons travailler dans un climat de confiance, avec des collègues que nous apprécions, en outre nos clientèles sont complémentaires, puisque 60% de nos clients sont originaires d’Amérique latine», précise Sven Blake, qui précise que plusieurs banques dépositaires continueront à être utilisées. L’opération a ceci de particulier que Cité Gestion, qui disposait jusque-là du statut de maison de titres, a obtenu une licence bancaire au début de l’automne.
«Cela ne change pas grand-chose à notre organisation interne, ni à notre modèle d’affaires, assure Nicolas Geissmann, associé de la première heure chez Cité Gestion. Nous pouvons maintenant répondre à la demande de certains de nos clients de leur accorder un crédit lombard ou recevoir en dépôt des contrats d’assurance vie. Il est aussi plus facile de parler à des prospects d’une banque plutôt que d’une maison de titres. Quoi qu’il en soit, nous continuons à travailler en toute indépendance et en architecture ouverte et à proposer à nos clients ce qui se fait de mieux sur le marché en matière de supports d’investissement.» Cité Gestion compte environ 8 milliards de francs d’avoirs pour une centaine d’employés, dont 65 gestionnaires. En 2020, environ un quart des GFI géraient moins de 100 millions et deux tiers moins de 250 millions, selon Kasavi Advisory.