Peu connue du grand public, la société américaine Sabre fait partie du quotidien d’innombrables prestataires touristiques. Lancé au début des années 1960, son système de réservation électronique est utilisé par des milliers d’agences de voyages, des compagnies aériennes, mais aussi des chaînes d’hôtels, à l’instar du géant français hôtelier Accor.

C’est dire si la conclusion d’une alliance stratégique avec Google pour «construire ensemble le futur du voyage» a mis le monde du tourisme en émoi. Officialisé mi-janvier, le partenariat est venu rappeler que Google est bien décidé à dévorer sa part du roboratif gâteau que représentent les réservations touristiques en ligne, un marché estimé à 701 milliards de dollars en 2019 par le cabinet américain PhocusWright.

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Affichées depuis plusieurs années, les ambitions sont claires. La stratégie suivie l’est beaucoup moins. En août, le géant technologique retirait sans explication son application Trips qui permettait depuis trois ans à ses utilisateurs de planifier et de personnaliser leurs voyages. Les fonctions de l’outil ont été intégrées dans Google Travel et Google Maps qui, avec Google Flights et Book on Google, représentent l’assortiment touristique du groupe de Mountain View.

Vous avez aimé Booking? Vous allez adorer Google!

«Si vous combinez ces outils à ses services traditionnels, vous voyez que Google est en train de verrouiller toute la chaîne de valeur», prévient Guilain Denisselle, consultant hôtelier. Celui qui est également à la tête du site Tendance hôtelière n’épargne pas les leaders du secteur: «Ils ont donné les clés de la maison à Google. Et permettez-moi de vous dire que si les hôteliers ont peu apprécié Booking, Expedia ou TripAdvisor, ce n’est rien à côté de ce qui les attend s’ils se retrouvent seuls face à Google.»

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Le groupe californien semble toutefois encore hésiter à se servir franchement: «Pour lui, c’est une situation délicate puisque ses meilleurs clients sont aussi ses concurrents», analyse Roland Schegg, professeur spécialisé en tourisme à la HES-SO Valais-Wallis. Publicité en ligne, référencement et analyse de données… Les sites et applications de réservation de vols, restaurants et hôtels représentent en effet une source de revenus confortable pour le groupe technologique.

Google est en train de verrouiller toute la chaîne de valeur

Guilain Denisselle, consultant hôtelier

Mais si Google avance à pas de loup, c’est aussi parce qu’il joue au chat et à la souris avec le gendarme de la concurrence. Cela fait des mois que plusieurs observateurs de cette bataille livrée à armes inégales s’étonnent de l’attentisme dont les autorités font preuve dans ce dossier. Car après une période d’omerta dans le milieu, les langues se sont peu à peu déliées. Plusieurs acteurs font état d’un durcissement des conditions imposées par leur fournisseur de prestations avec par exemple une augmentation des tarifs de publicité ou un déclassement de leur référencement dans les résultats «naturels».

Trip Advisor est clairement l’entreprise qui subit la plus forte pression. Selon Bloomberg, la société américaine devrait même procéder à sa première restructuration depuis son entrée en bourse, en 2011. L’agence financière s’est procuré une note interne qui laisse présager la suppression de 200 emplois sur les 3800 que compte la société, elle qui n’a jamais pu réellement s’imposer dans la réservation d’hébergement en ligne.

L’organisation des activités représente le dernier champ de bataille

Roland Schegg, professeur de tourisme à la HES-SO Valais-Wallis

Autre mesure qui devrait être annoncée le 13 février à l’occasion des résultats annuels de TripAdvisor, la séparation en une entité distincte de Viator, son site de réservation d’activités. La perspective ne surprend pas les spécialistes: «Toutes les entreprises convergent vers le même modèle intégré, maîtrisant toute la chaîne du voyage, de la planification à son déroulement sur place», relève ainsi Roland Schegg qui précise: «Après les réservations de vols et de chambres d’hôtels, l’organisation des activités sur le lieu de vacances représente le dernier champ de bataille.»

Jouer la carte de la marque contre Google

Ce constat explique l’engouement financier que suscitent les start-up actives dans ce créneau, à l’instar de GetYourGuide. La société d’origine suisse, aujourd’hui basée à Berlin, a rejoint l’an dernier le cercle prisé des licornes, ces jeunes pousses valorisées à plus d’un milliard de dollars. Voilà qui éclaire aussi une autre manœuvre récente de Google qui a signé en novembre dernier un partenariat avec la plateforme Regiondo, active dans le même segment.

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En attendant une éventuelle intervention des autorités de la concurrence, une seule solution s’offre aux Booking et autres Expedia pour faire face à l’insatiable appétit du groupe technologique américain: s’affranchir de son emprise. «Par chance, beaucoup ont déjà leur propre application, indépendante du système Google, observe Guilain Dentelle. Elles ont déjà commencé à jouer la carte de la marque et doivent absolument poursuivre dans cette direction.»

Dans un univers dominé par celui qui détient toujours l’arme absolue, son moteur de recherche, la partie s’annonce ardue. Selon les dernières estimations de la compagnie irlandaise Statcounter, 92% des requêtes dans le monde passaient par son moteur de recherche en 2019.