Analyse

La guerre contre le cash est immorale

L’argent liquide sera-t-il bientôt interdit? De plus en plus de pays prennent des mesures allant dans ce sens. Des économistes de renom, comme Larry Summers, l’ex-secrétaire au Trésor de Barack Obama, ou Kenneth Rogoff, ancien économiste du FMI, plaident pour un tel interdit. Quelle est leur motivation? Pourquoi serait-ce une attaque contre la liberté?

Sous l’angle purement économique, l’argent liquide n’a pas la même valeur que l’argent placé en dépôt à la banque. Le risque du premier correspond à celui de la banque centrale et il est inférieur au risque du second, celui de la banque commerciale qui conserve nos dépôts, grâce auxquels elle peut émettre des crédits. Or il faut savoir que la plus grande partie de la monnaie provient des banques privées et non de la banque centrale.

Pourquoi donc interdire l’argent liquide? La première raison consisterait à soutenir la relance. Elle est logiquement défendue par des keynésiens. Larry Summers se dit persuadé de l’existence d’un excès d’épargne qui condamnerait l’économie à une stagnation durable. Malgré des taux d’intérêt proches de zéro, les projets d’investissements ne seraient pas assez intéressants. Il faudrait introduire des taux négatifs afin de «faire travailler» cet argent.

Kenneth Rogoff avance deux raisons. Il s’agirait de faire d’une pierre deux coups: soutenir les banques centrales dans leur politique d’expansion et lutter contre l’évasion fiscale.

Leur thèse est économiquement et politiquement douteuse. L’idée d’un excès d’épargne en tant que cause de la stagnation est largement combattue par les économistes. Le problème fondamental revient à la montagne de dettes. L’endettement a plus que doublé entre 1980 et 2010 dans les pays industrialisés et la tendance ne faiblit pas. Daniel Stelter, auteur des Dettes au XXIe siècle, explique que sans réduction de la dette, l’espoir d’une croissance réelle significative n’a aucune chance de se concrétiser. Les méthodes non conventionnelles des banques centrales permettent au PIB d’être légèrement positif, mais au prix d’une dépréciation de la valeur de la monnaie. L’emploi et l’investissement ne repartent pas vraiment. En parallèle, le ralentissement de la croissance de la productivité, le vieillissement de la population dans les pays industrialisés et l’augmentation des impôts et prélèvements obligatoires freinent les velléités de croissance. Sans solution sur la dette, il n’y a pas de sortie possible.

Pourquoi interdire le cash? «Lorsque la situation l’exige, les puissants de ce monde sont capables de prendre des mesures drastiques», explique Daniel Stelter dans un article de Manager. L’économiste rappelle la confiscation de l’or des ménages américains par les autorités le 1er mai 1933. L’objectif consistait à lutter contre la Grande Dépression et plus précisément à provoquer une baisse du dollar. Iront-elles aujourd’hui jusqu’à interdire le cash?

L’individu détient relativement peu d’argent en liquide. En Allemagne, chacun détient en moyenne 103 euros dans son porte-monnaie et 1440 euros à la maison, selon la Bundesbank. La banque centrale indique que «le citoyen aimerait continuer de payer en liquide». Effectivement, 80% des transactions allemandes se font encore en cash. Mais les autorités écoutent-elles vraiment les citoyens?

La Grèce, la Suède et l’Italie sont allées très loin dans les limites aux transactions en cash. Mario Monti, succédant à Silvio Berlusconi, avait réduit le montant autorisé de 2500 à 1000 euros en 2011. Le gouvernement danois a décidé cette année que les petits magasins, stations d’essence et restaurants ne devraient plus accepter de cash.

Les adversaires du cash mettent en avant les risques de transport de billets, le coût de l’argent liquide pour les banques (automates, transfert) et pour l’Etat (travail au noir, évasion fiscale). Les entreprises numériques sont naturellement enthousiastes à l’idée d’une société sans espèces. Les études qui démontrent les avantages d’une société sans cash sont habituellement financées par des sociétés de cartes de crédit, observe Roland Tichy, président de la Ludwig-Erhard-Stiftung, sur son blog.

La méfiance des autorités envers le citoyen est telle en 2015 que l’argent non contrôlé et certifié par un homme de l’Etat est considéré comme le produit d’un acte répréhensible. L’argent a subitement mauvaise odeur. Ce n’est plus le fruit d’un travail honnête, une récompense que l’on se plaît à détenir. En Suisse, si vous transportez un montant égal ou supérieur à 10 000 francs, vous devez fournir des renseignements aux autorités. La limite menace d’être réduite. Ne généralisons pas: il faut clairement distinguer entre les pratiques occidentales et asiatiques. Ici, le soupçon pèse à l’achat d’une montre, alors que dans bien des pays asiatiques, l’acquisition d’un immeuble se fait parfois en cash. Question de rapport à l’Etat? «La sphère privée n’exclut pas l’honnêteté fiscale», ainsi que l’écrit Andreas Lusser dans un ouvrage* au sous-titre évocateur: «Pourquoi notre argent a mérité la sphère privée».

Fiodor Dostoïevski a inventé la formule de «liberté monnayée». A l’époque, il avait été condamné au bagne à Oms, en Sibérie, et avait cruellement besoin d’argent pour racheter sa liberté.

Pour l’individu, les billets et pièces offrent une assurance. Dans les échanges, «c’est de l’argent de banque centrale que chacun est obligé d’accepter. Il garantit l’accomplissement du contrat immédiatement et complètement au point de vente: argent contre marchandise», rappelle Roland Tichy. A l’heure de la cybercriminalité, «le clavier d’un automate est plus risqué qu’un billet», ajoute-t-il.

Un mouvement est en marche pour résister à la transparence totale du citoyen et au cauchemar orwellien. En Allemagne, une pétition en faveur du cash a été lancée (Civilpetition.de). La sphère privée est protégée par les billets et les pièces. Il vaut la peine de la défendre.

* «Einspruch. Warum unser Geld Privatsphäre verdient», FBV, 2015.

Lorsque la situation l’exige,les puissants de ce mondesont capables de prendredes mesures drastiques