Pandémie
A l’occasion de la Fête du travail, Guy Ryder, directeur de l’Organisation internationale du travail, affirme que le Covid-19 révèle la détresse des pauvres dans les pays riches et le dilemme entre se confiner et avoir faim ou sortir et mourir de la maladie dans les pays en développement

Une Fête du travail dans la douleur et exceptionnelle. Ce 1er Mai sera commémoré à travers le monde, mais sans cortèges et sans rassemblements alors même que le monde du travail traverse l’une des plus graves crises de l’histoire. Le Covid-19 a déjà coûté plus de 300 millions de places de travail et imposé le temps partiel à des millions d’autres. En Suisse, la faîtière Union syndicale suisse (USS) entend respecter la tradition à sa manière et a convié les travailleurs à une «Grande manifestation numérique». Une première avec des discours et des débats en ligne.
Sur le plan global, Guy Ryder, directeur de l’Organisation internationale du travail (OIT) qui réunit syndicats, patronats et gouvernements, déplore la descente aux enfers DES travailleurs. La pandémie de Covid-19 a en effet déjà détruit 305 millions de places de travail, appauvri des millions de familles et rien ne dit que le drame s’arrêtera là. L’ancien syndicaliste, né à Liverpool, craint déjà les conséquences économiques et sociales, mais souhaite que la «nouvelle normalité» qui s’installe devienne une «normalité post-Covid-19 meilleure».
Le Temps: Quel était votre état d’esprit en début d’année avant que le Covid-19 ne frappe la planète?
Guy Ryder: Enthousiaste. Tout le long de 2019, année centenaire de l’OIT, nous avons regardé les évolutions et les tendances dans le monde du travail et nous étions partis pour préparer les transitions liées aux défis du changement climatique, de la numérisation et de la démographie, l’objectif étant de se diriger vers une meilleure protection des travailleurs. Le Covid-19 a bousculé notre agenda et nous allons, comme le titre du Temps de ce jeudi, «vers une nouvelle normalité». Mais nous devons faire attention à ce que cette nouvelle normalité ne soit pas synonyme de contraintes. Nous devons certes apprendre à travailler différemment, mais cela ne doit pas exclure nos préférences individuelles et sociétales. La normalité post-Covid-19 devra être meilleure
Vous avez fait un état des lieux du monde du travail mercredi. Avons-nous atteint le pire?
Selon les chiffres publiés mercredi, les pertes d’emplois liées au Covid-19 s’élevaient à 305 millions. Trois semaines plus tôt, elles étaient à 195 millions. Je ne peux pas vous dire que le pire est derrière nous d’autant plus que la pandémie n’atteint que maintenant de nombreux pays en développement, en Amérique du Sud, en Afrique et en Asie.
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Peut-on faire un parallèle entre le Covid-19 et d’autres épidémies récentes comme Ebola, le SRAS ou encore le H1N1?
Cette crise sanitaire qui produit un grand traumatisme social et économique n’a rien de comparable dans l’histoire récente. En 2008-2009, la crise financière avait détruit 22 millions d’emplois. A présent, nous parlons en centaines de millions. Cette crise pourrait être de courte durée, mais particulièrement brutale. Il n’y a pas de précédent récent. En revanche, la grippe espagnole en 1918-19 était une plus grande catastrophe.
Que peuvent faire les pays en développement alors que les pays riches, eux, disposent des moyens pour contenir l’impact de la pandémie?
Beaucoup de ces pays où le secteur informel est vital et dominant se trouvent aujourd’hui dans le dilemme impossible de choisir entre se confiner et avoir faim ou sortir et mourir du virus. Ils ont un besoin d’aide désespéré. Le FMI leur a accordé un moratoire pour rembourser leur dette, mais cela est largement insuffisant. Les pays riches, malgré leurs propres contraintes, doivent montrer plus de solidarité. Je rappelle que le monde était plus solidaire lors de la crise financière en 2008-09. Le G20 avait alors été créé pour défendre un «objectif commun». Aujourd’hui, on dirait que cet «objectif commun» n’existe pas.
Vous avez récemment affirmé que le multilatéralisme était agonisant.
La crise du multilatéralisme n’est pas nouvelle. On tire la sonnette d’alarme depuis quelques années. Le Covid-19 a mis le phénomène encore plus en évidence. Pensez-vous que le monde aurait pu affronter la pandémie sans une Organisation mondiale de la santé? Pourtant, il est de plus en plus difficile de parvenir au consensus. Je n’accuse aucun pays mais certains d’entre eux jouent avec le feu. La communauté internationale doit s’investir et regagner la confiance des populations et des dirigeants politiques.
La globalisation n’est pas la coupable?
Non, la pandémie a juste révélé à quel point nous sommes interdépendants et connectés. Nous savons que la globalisation pose des problèmes et que nous devons y répondre. On y travaille. Non, je ne vois pas le retour de barrières pour protéger les frontières nationales.
Mais il y a peut-être plus d’égoïsme autour de nous?
Il y a une certaine globalisation d’égoïsmes et d’indifférences. Mais regardez aussi autour de vous. En cette période de crise, l’entraide des uns envers les autres est naturelle et réjouissante.
Face à la montée du chômage et de la pauvreté dans le monde, ne craignez-vous pas des émeutes comme c’est le cas au Liban où la population se rebelle contre la dévaluation et la chute du pouvoir d’achat?
Lorsque des populations sont démunies, sans aides et sans espoir, les risques d’émeutes sont bien réels. Je suis surpris qu’il n’y en ait pas plus. La détresse est très grande dans les pays développés où les places de travail sont de plus en plus fragiles, instables et n’offrent aucune protection sociale. La pandémie a en effet révélé la pauvreté de travailleurs dans les pays riches.
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En ce jour de Fête du travail, peut-on parler d’un 1er Mai noir?
C’est la journée la plus triste de ma carrière. J’ai aussi un mauvais souvenir de la Fête du travail de 2009. En 2020, l’ampleur de la catastrophe est d’une tout autre dimension. Mais je vous rappelle que lorsque la première Fête du travail avait été célébrée [ndlr: c’était le 1er mai 1890 pour rendre hommage aux ouvriers tués par les forces de l’ordre quatre ans plus tôt à Chicago lors des manifestations réclamant la journée de travail de 8 heures], les travailleurs avaient en tête non seulement les difficultés du jour, mais aussi l’espoir de meilleures conditions de vie.