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De 1998 à 2018, l’explosion du grand business horloger

Ces vingt dernières années, les exportations horlogères suisses dans le monde ont doublé. A l'occasion de la tenue de Baselworld et des 20 ans du «Temps», notre enquête rétrospective

A Basel World, 22 mars 2018. — © ARND WIEGMANN/Reuters
A Basel World, 22 mars 2018. — © ARND WIEGMANN/Reuters

Cette année, Le Temps fête ses 20 ans. Né le 18 mars 1998, il est issu de la fusion du Journal de Genève et Gazette de Lausanne et du Nouveau quotidien. Nous saisissons l’occasion de cet anniversaire pour revenir sur ces 20 dernières années, et imaginer quelques grandes pistes pour les 20 suivantes.

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Dans le cas des montres suisses, comme sur d'autres affaires, la Corée du Nord ne fait rien comme les autres. En 1998, 3900 garde-temps helvétiques ont été envoyés au-dessus du 38e parallèle de Corée. En 2017, ce chiffre a chuté à 129.

Globalement, sur la même période, les exportations de montres suisses ont plus que doublé, passant de 8,4 à 19,9 milliards de francs, selon les chiffres de la Fédération horlogère suisse (FHS). Ces deux décennies figurent parmi les plus dynamiques de l’histoire de l’industrie horlogère suisse.

© Florent Collioud, Le Temps
© Florent Collioud, Le Temps

«A titre professionnel, je me dis que j’ai eu une chance extraordinaire de travailler durant cette période», commente Richard Lepeu, qui a fait toute sa carrière chez Richemont pour terminer directeur général entre 2013 et 2016. Résumé grossièrement, ces vingt années auront surtout été marquées par l’ouverture du marché chinois et la verticalisation en amont (production) et en aval (distribution) opérée par les marques horlogères.

La constitution des groupes horlogers

En fait, pour reprendre l’expression de l’historien Pierre-Yves Donzé, les débuts de la tranche 1998-2018 verront naître le «big business horloger». Bref rappel: jusqu’au début des années 1980, tous les grands noms actuels du luxe (Louis Vuitton, Cartier, Dior, Hermès…) n’étaient encore «que de petits commerçants», comme les décrit Richard Lepeu. Certains entrepreneurs comme Bernard Arnault (LVMH) ou Johann Rupert (à qui appartient déjà le joaillier-horloger Cartier) «comprennent alors que l’on peut transformer ces entreprises de luxe en machines à cash», note Pierre-Yves Donzé. Les groupes de luxe se constituent à toute vitesse. Leur force de frappe permet à ces petites sociétés, souvent familiales, d’investir massivement le marché mondial.

© Florent Collioud, Le Temps
© Florent Collioud, Le Temps

Sauf quelques rares exceptions, ce n’est que vers la fin des années 1990 que l’horlogerie suisse est rattrapée par ce phénomène. En 1999, LVMH acquiert par exemple TAG Heuer, Zenith, Ebel et Chaumet. En 1996, ce qui s’appelle encore Vendôme Luxury Group (Cartier, Baume & Mercier, Piaget…) rachète Vacheron Constantin et, en 2000, cet ensemble désormais baptisé Richemont s’offre Jaeger-LeCoultre, IWC Schaffhausen et A. Lange & Söhne…

La société de microélectronique et d’horlogerie (SMH) – rebaptisée The Swatch Group en 1998 – détient déjà bon nombre de marques, dont les plus importantes comme Longines, Omega ou Tissot, mais s’étend vers le haut de gamme. Elle rachète Breguet (1999), Jaquet Droz (2000), Glasshütte Original (2000)… En parallèle, différentes marques se lancent en indépendantes (Franck Muller est réorganisée en 1995, voit le jour en 1997, Roger Dubuis en 1995…).

Un retour en grâce des montres mécaniques

Cette effervescence touche également les produits. Tout le monde se (re)met à faire des montres mécaniques, plus chères, essentiellement parce que les Chinois en sont friands. La bascule a lieu en 2001, quand, en valeur, la Suisse réexporte davantage de montres mécaniques que de montres électroniques. Une tendance qui ne s’inversera plus. «On a compris alors à quel point le mécanique pouvait générer de la marge, note l’ethnologue Hervé Munz. Le credo de l’authenticité, du patrimoine revient à la mode…» Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les Journées du marketing horloger voient le jour à La Chaux-de-Fonds en 1997, l’année où les montagnes neuchâteloises commencent à capitaliser sur la notion de «Watch Valley».

© Florent Collioud, Le Temps
© Florent Collioud, Le Temps

Ce retour vers des valeurs «d’authenticité» et de «tradition» (la notion de «haute horlogerie» réapparaît pour la première fois en 1990 comme le décrit Pierre-Yves Donzé dans un récent ouvrage*) pousse également les sociétés à repenser leurs manières de concevoir leur métier. Jusque-là, c’est Swatch Group qui produisait les composants et les mouvements que l’on retrouvait dans presque toutes les montres suisses du marché. «A part ETA (Swatch Group) et Jaeger-LeCoultre, il n’y avait pas de manufactures. Nous étions des développeurs et des assembleurs de montres», admet sans ciller Richard Lepeu.

© Florent Collioud, Le Temps
© Florent Collioud, Le Temps

Dès 2002, Swatch Group commence à se lasser de ce rôle de fournisseur. Dans un courrier d’une page A4, signé par deux responsables d’ETA (Anton Bally et Kaspar Glatthard) et envoyé au creux de l’été 2002, Swatch Group annonce la fin de la livraison des ébauches ETA à ses clients. «A partir du début de l’année 2006, ETA ne pourra plus livrer d’ébauches mais uniquement des mouvements terminés», explique l’entreprise dans cette lettre.

Cette annonce terrifie toutes les PME qui gagnaient leur pain en assemblant des mouvements mais pousse surtout les plus grandes marques à investir massivement dans l’outil de production. Pour ces dernières, les mouvements mécaniques sont en effet devenus un enjeu trop stratégique pour dépendre d’un groupe tiers. Sans compter que fabriquer ses propres mouvements mécaniques permet de se distinguer de la concurrence.

Par la suite, le patron de Swatch Group, Nick Hayek, ira plus loin et annoncera, en 2009, la fin de la livraison de tout composant horloger. A l’heure actuelle, ETA et ses sociétés sœurs continuent néanmoins de livrer le reste de l’industrie.

«L’éruption des manufactures»

Conséquence de ces menaces, «dès les années 2000, c’est l’éruption des manufactures», se souvient Richard Lepeu. L’impact sur l’emploi est direct: si, dans les années 1970, quelque 90 000 personnes travaillent dans l’industrie horlogère, ce chiffre était tombé à 29 000 au plus fort de la «crise du quartz» (1987) et stagnera jusqu’en 1997 (33 000). Il est remonté progressivement jusqu’à atteindre aujourd’hui 60 000 personnes, selon les chiffres de la Convention patronale.

Dans la foulée, les prix des montres grimpent. En moyenne, le prix d’exportation (qui est à peu près 2,5 fois moins cher que le prix en boutique) passe de 1350 francs en 1998 à 2100 en 2017. Le segment d’entrée de gamme, lui, sera ensuite encore davantage touché par l’arrivée des montres de mode (Daniel Wellington fondé en 2011) et des smartwatches (lancement de l’Apple Watch en 2015).

Cette montée en gamme et ces investissements vont de pair avec l’ouverture du marché chinois «continental». Alors patron de Cartier, Richard Lepeu se souvient d’avoir inauguré la première boutique de la marque à Shanghai en 1999. «On savait depuis longtemps que les Chinois adoraient nos montres, spécialement celles en or. Mais il y avait jusqu’alors des barrières douanières et nous touchions cette clientèle uniquement via Macao ou Hongkong. A partir de cette époque, on a pu investir le marché plus directement…»

© Florent Collioud, Le Temps
© Florent Collioud, Le Temps

Les horlogers investissent dès lors directement dans les circuits de distribution. «Pour les marques de luxe, il est essentiel de contrôler la distribution pour maîtriser leur image vis-à-vis de la clientèle», rappelle Pierre-Yves Donzé. Jusque-là, la plupart des entreprises horlogères travaillaient via des agents dans le monde entier sans vendre leurs montres en direct. A l’exception de Rolex (qui, encore aujourd’hui, ne possède toujours qu’une seule boutique dans le monde, à Genève), toutes les autres marques se mettront à la distribution. «Nous avons intégré les agents et mieux sélectionné nos détaillants», résume Richard Lepeu.

L’arrivé d’Internet aura également un impact sur la distribution même si les horlogers traditionnels mettront du temps à passer à l’e-commerce – certain, comme Rolex, n’y sont d’ailleurs toujours officiellement pas. La naissance des plateformes de financement participatif autour de 2010 permettra à des centaines de nouvelles marques horlogères financées par les utilisateurs de voir le jour.Les forums de passionnés voyant le jour durant cette période permettront en outre de remettre à jour de vieilles marques tombées dans l’oubli. Par exemple Moranbong, originaire de… Corée du Nord.

* Pierre-Yves Donzé, «L’Invention du luxe. Histoire de l’industrie horlogère à Genève de 1815 à nos jours», Editions Alphil.