Il ne le formule pas en ces termes, bien sûr. Mais François-Henry Bennahmias, le patron d’Audemars Piguet, a vraisemblablement cette idée derrière la tête. La nouvelle collection lancée par la marque horlogère du Brassus ce samedi, Code 11.59 by Audemars Piguet, vise en partie à «dé-RoyalOakiser» l’entreprise qu’il dirige. Mais aussi à la relancer sur le segment de la montre ronde, qu’elle a délaissé ces dernières années.

Cette fidèle Royal Oak, formidable succès depuis son lancement en 1972, pèse en effet aujourd’hui environ quatre cinquièmes du milliard de francs de chiffre d’affaires réalisé par l’entreprise. C’est simple: certains clients n’ont même jamais entendu parler des deux autres collections, la Millenary et la Jules Audemars.

Lire aussi: Comment Audemars Piguet finance sa croissance (19.01.2018)

«La Speedmaster d’Omega, la Reverso de Jaeger-LeCoultre, la Submariner de Rolex, la Nautilus de Patek Philippe… il existe des montres iconiques dans toute l’industrie. Mais Audemars Piguet est la seule entreprise qui dépend autant d’un seul produit», juge Pierre-Yves Donzé, professeur à l’Université d’Osaka et fin connaisseur du milieu. Et d’ajouter: «Une si grande entreprise ne peut pourtant pas se permettre de n’avoir qu’un produit.» La nouvelle collection a pour mission de changer cet état de fait.

Ronde et «contemporaine»

Pressentie depuis des années, annoncée depuis douze mois, présentée par bribes ces dernières semaines avec une large campagne de promotion, cette collection marquera donc «un nouveau chapitre dans l’histoire d’Audemars Piguet», dixit le patron. En une seule salve, 13 modèles (dont un chronographe maison) arriveront dans les boutiques en février à des prix courant de 25 000 à 295 000 francs hors taxes. Il s’agit donc d’une montre ronde, «contemporaine», qui tranche avec le profil octogonal de la Royal Oak.

«Sur le territoire de la montre ronde, c’est vrai qu’il y a déjà une bonne partie de la planète horlogère, reconnaît François-Henry Bennahmias. Mais c’est ce qui fait la beauté du défi.» Techniquement complexe – «incopiable», prévient le patron –, elle fait notamment un petit clin d’œil à la Royal Oak avec une pièce octogonale cachée sous la boîte.

Rien n’a été laissé au hasard. La stratégie est mûrie depuis longtemps. «A partir de 2019, le gros de notre communication va se concentrer là-dessus. Nous voulons vraiment asseoir la montre rapidement, promet encore l’homme fort de la marque familiale. Les calibres sont prêts depuis trois ans. Tout ce que l’on va faire avec est déjà écrit et évalué.»

L’armée américaine à la rescousse

En novembre dernier, une poignée de journalistes de différents médias, dont Le Temps, ont été invités au Brassus pour une journée dédiée à cette collection. Au menu, une rencontre avec les conservateurs du musée de la marque et avec le directeur général. Avec les premiers, on remonte dans l’histoire d’Audemars Piguet pour se rappeler que l’entreprise a vécu «plus longtemps sans la Royal Oak qu’avec» et qu’elle a donc toute légitimité à miser sur d’autres modèles. Avec le second, on prend certes les nouvelles pièces en main, mais après une solide explication.

«On ne veut pas que les gens découvrent ces montres posées dans une vitrine. Pour qu’elles prennent vraiment tout leur sens, nous voulons donner beaucoup d’explications», souligne François-Henry Bennahmias. Les visiteurs qui se rendront au Salon international de la haute horlogerie (SIHH) dès lundi – salon auquel la marque participe pour la dernière fois – risquent d’ailleurs d’être surpris: il n’y aura aucune montre dans les vitrines d’Audemars Piguet.

Lire aussi: François-Henry Bennahmias: «Le format des salons horlogers ne nous correspond plus»

Il faut dire que ce premier contact avec la pièce, c’est bien le principal souci de François-Henry Bennahmias. «Il faut que nos vendeurs maîtrisent l’histoire, qu’ils deviennent les maîtres de ce produit. C’est capital pour atteindre le client.» Pour les entraîner, Audemars Piguet a engagé rien de moins que d’anciens… Navy Seals, troupe d’élite de la marine américaine. «Ils nous ont mis à trente dans de petites salles sans climatisation. On devait faire des pompes et, ensuite, vendre la nouvelle montre à quelqu’un qui se trouvait à un centimètre de son visage.»

Reste la question du nom. «Code 11.59 by Audemars Piguet» a été trouvé à l’interne et renvoie à quatre mots clés résumant la démarche: Challenge (défi), Own (en propre), Dare (oser) et Evolve (évoluer). François-Henry Bennahmias procède à l’analyse de texte: «C’est un défi que l’on se lance à nous-mêmes car personne ne nous a demandé de créer cette nouvelle collection. Ensuite, nous voulons être propriétaire de nos succès mais également de nos échecs; nous n’avons jamais arrêté de faire des montres rondes, mais nous ne nous y sommes pas pris comme il fallait. Oser, c’est parce que nous étions déterminés à repousser nos limites et celles de nos fournisseurs. Enfin, évoluer, c’est le clin d’œil à la bicyclette: il faut avancer pour garder l’équilibre. Si Jules Audemars et Edward Piguet étaient encore vivants, ils auraient été capables de lancer la meilleure montre du monde le lundi et de tenter de faire encore mieux le mardi.» Et 11.59? «C’est la minute précédant la nouvelle page de l’histoire de la marque», rappelle François-Henry Bennahmias.

«Imaginez Paris qui voudrait se défaire de sa dépendance à la tour Eiffel.» - Aurel Bacs, commissaire-priseur

A court terme, la production de la marque du Brassus restera plafonnée à 40 000 montres par an. «Nous produisons un peu moins de Royal Oak pour laisser de la place à un peu plus de 2000 Code 11.59 by Audemars Piguet», calcule François-Henry Bennahmias. A long terme, il imagine «réaliste» de faire grimper la production à 50 000 pièces, mais veut souligner une fois encore que le but de cette nouvelle collection «n’est pas de rajouter du chiffre d’affaires».

«Un danger mesuré»

«Il faut du courage pour lancer un tel projet», salue le commissaire-priseur vedette Aurel Bacs. Car la manœuvre est délicate. «Imaginez Paris qui voudrait se défaire de sa dépendance à la tour Eiffel. C’est très difficile d’inventer du jour au lendemain un monument que la planète entière voudrait venir visiter. Et Paris ne pourrait pas simplement raser l’édifice pour que les autres deviennent des alternatives valables…»

L’historien Pierre-Yves Donzé tient enfin à relativiser les risques pris par la marque du Brassus. «C’est un danger mesuré. La marque offre une sécurité importante en termes d’investissements pour l’acheteur. Elle se diversifie, certes, mais cela restera certainement marginal par rapport à la Royal Oak.»

Avec sa croissance récente (de 600 millions de francs de vente à 1 milliard sur ces six dernières années) et le désir intact des marchés pour ses Royal Oak, Audemars Piguet fait partie des marques les plus scrutées de l’industrie. De fait, le petit monde de la montre piaffe d’impatience à l’idée de découvrir cette nouvelle collection. Rien qui ne déplaise à François-Henry Bennahmias. «Toute l’entreprise est fière de lancer cette montre. Nous sommes tous dans les starting-blocks.»