Vu de l’extérieur, tout semble figé. Le salon Baselworld, qui ouvre jeudi ses portes durant une semaine, devrait attirer 150’000 visiteurs et pas moins de 4000 journalistes dans la cité rhénane. Plus de 1500 exposants de 40 pays différents y seront présents sur des stands se répartissant sur quelque 141’000 m2. Ces chiffres ont déjà été fournis via un communiqué de presse en février. C’est dire si, outre les nouveautés dévoilées par les marques horlogères, les allées de l’exposition réservent peu de surprises.

En coulisses en revanche, le plus grand rendez-vous horloger au monde ne cesse d’évoluer. «Bâle reste un moment clé mais il a perdu beaucoup d’importance pour une marque comme la nôtre», relève par exemple Manuel Emch. Cet ancien de Swatch Group, aujourd’hui à la tête de RJ-Romain Jerome, estime même que «2016 sera une année charnière. Certains confrères attendent de voir les résultats de cette année pour prendre la décision de continuer ou non dans le format actuel.»

«Le même problème que les défilés»

Quitter Bâle? Certains y songent. Plusieurs des neuf horlogers indépendants qui ont fait leur entrée au SIHH de Genève en janvier dernier se rendent à Baselworld 2016 par obligation contractuelle. Ils n’y seront probablement plus l’année prochaine.

D’autres ont déjà franchi le pas. Louis Vuitton, qui s’est construit une légitimité horlogère sur les bords du Rhin, a renoncé à faire le voyage cette année. «La foire de Bâle pose le même problème que les défilés de prêt-à-porter: quel est l’intérêt de montrer nos créations six mois avant qu’elles ne sortent en magasin?, interrogeait le président de la marque française Michael Burke, en février dans Le Figaro. Dans un monde où règne l’immédiateté, nos clients ne supportent plus d’attendre. Ces six mois leur semblent désormais plus long qu’il y a dix ans, car la relation avec le temps est différente, la satisfaction doit être instantanée.»

Bouleversement des circuits de distribution, avènement des ventes en lignes, numérisation de la relation entre la marque et le client final, mobilité grandissante de tous les acteurs du marché, impatience des consommateurs, concurrence d’autres foires locales, lancements échelonnés de nouveautés… Toutes ces tendances forcent Baselworld à se transformer. Son évolution est indiscutable sans remettre, pour l'heure, son existence en cause.

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Bâle reste «un buzz horloger»

«L’objectif de Bâle a complètement changé», confirme Jean-Christophe Babin. Pour les grandes marques, le patron de Bulgari estime que le but n’est plus de se faire connaître à de nouveaux détaillants mais plutôt de «faire un point sur la relation entre une marque, son réseau de distribution et les médias. Ceci, dans un contexte de présentation de nouveautés». En l’espace de quelques jours, Jean-Christophe Babin dit rencontrer «entre 60 et 70% de ses clients et des médias qui comptent». Pour cette raison, Bâle reste dans son viseur en tout cas pour les trois prochaines années. «C’est trop important de participer à ce buzz horloger», ajoute-t-il.

A l’époque où les entreprises n’avaient pas de filiales, où les vols en avions étaient longs et fastidieux, Baselworld permettait surtout de réaliser des ventes et d’enregistrer des commandes, se souvient Jean-Claude Biver. «Dans les années 70 ou 80, je n’y faisais presque que de la vente. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui», poursuit le président du pôle horloger du groupe de luxe LVMH.

Bâle, pour acquérir une légitimité

Dans l'agenda d'une petite marque encore méconnue, Baselworld est un passage obligé si elle entend acquérir une certaine légitimité vis-à-vis des acheteurs. Ou simplement pour se faire connaître. Pour les maisons bien établies, de nettes différences existent aussi, reprend Jean-Claude Biver: la semaine qui débute permettra à Tag Heuer de ne réaliser que 10% de ses commandes annuelles. Pour Hublot, en revanche, Bâle et Genève – «en embuscade» dans un hôtel pendant le SIHH – la proportion est d’environ 65%. Tout dépend, en fait, du profil des marques

Autre exemple: avant 2009, RJ-Romain Jerome réalisait plus de deux tiers de son chiffre d’affaires annuel à Bâle. «Cette année, si nous faisons 25%, c’est déjà bien», estime Manuel Emch. Frederique Constant, de son côté, n’enregistre que 15% de commandes à Bâle. Mais il en a toujours été ainsi car, «nous avons toujours promu et vendu la marque tout au long de l’année», assure son patron Peter Stas. Bâle reste néanmoins inévitable: la griffe genevoise aura cette année plus de 1100 rendez-vous avec des distributeurs et des détaillants. «C’est aussi l’unique façon de rencontrer les confrères et de voir les nouvelles tendances», ajoute-t-il.

«On ne peut pas trinquer via WhatsApp»

Car la foire de Bâle, c'est une coutume, une tradition. Unanimement célébrée par tous les représentants du biotope horloger mondial. «Notre industrie est ainsi faite. Nous nous retrouvons tous au printemps à Bâle pour exhiber nos nouveautés. C’est dans notre ADN», fait remarquer Guillaume Tétû, cofondateur et ancien patron de la marque chaux-de-fonnière Hautlence. Une tradition qui tient bon malgré les transformations imposées par la technologie.

Car si les marques horlogères et leurs clients échangent toujours davantage en direct par messagerie ou réseaux sociaux, «on ne peut pas trinquer via WhatsApp», rappelle Jean-Claude Biver. Lui aussi profite de Bâle pour faire du relationnel à haute intensité. «Je vois 700 clients pendant la semaine et je mange deux fois par soir avec 60 clients à chaque fois, décompte-t-il. Cela permet d’avoir un contact visuel, un échange, une poignée de main, de boire un verre. Ce sont des petits gestes de plus en plus importants. La voie électronique nous fait perdre un contact personnel, pourtant essentiel».

Fragile château de cartes

La tradition, toutefois, ne peut pas tout. De l’avis de Manuel Emch, Baselworld doit évoluer. Et vite. Pour assurer sa pérennité, «les organisateurs du salon devraient s’adapter». Par exemple en dédiant des jours entiers à la clientèle finale, «ce qui impliquerait pour les stands d’être plus participatifs, davantage tournés vers la clientèle», imagine le patron de RJ-Romain Jerome. Contactée à différentes reprises pour évoquer ces perspectives, la foire de Bâle n’a pas souhaité répondre aux questions du Temps.

Si l’immensité bâloise dégage un sentiment de stabilité, l’équilibre est plus précaire qu’il n’y paraît. Les habitués de la foire s’accordent à dire qu’ils ne sont que quelques-uns à soutenir l’édifice. «Si un jour, l’un des trois piliers de la foire – Patek Philippe, Rolex ou Swatch Group – décidait de quitter Bâle, le château de cartes pourrait s’effondrer», lance l’un d’eux. Des 1500 exposants rassemblés sur la Messe Platz, certains pèsent indubitablement plus lourds que d’autres.