Lancée pour offrir une alternative à la Royal Oak qui pèse quelque quatre cinquièmes du chiffre d’affaires de l’entreprise en mains familiales, la Code 11.59 a provoqué un émoi certain dans la communauté de la montre. En particulier parce que jamais une nouvelle collection horlogère n’avait généré autant de commentaires négatifs à sa sortie lors du dernier Salon international de la haute horlogerie (SIHH) en début d’année.
Pour le patron de la marque du Brassus (VD), François-Henry Bennahmias, il ne s’agissait de rien de moins que d’un baptême du feu. Depuis son arrivée à la tête de l’entreprise en 2012, il a certes nettoyé le réseau de distribution et consolidé l’outil de production. Mais jamais encore il n’avait lancé de collection. Il revient également sur la situation difficile que traversent les sous-traitants et les fournisseurs à l’heure de la baisse des volumes.
Le Temps: Lors du GPHG mi-novembre, vous avez tenu un discours appelant à préserver les sous-traitants horlogers. Qu’est-ce qui vous inquiète autant?
François-Henry Bennahmias: Je ne suis pas inquiet, je suis fâché. Ce qu’il se passe n’est pas acceptable. Aujourd’hui, des fournisseurs aux savoir-faire et talents reconnus sont pressés comme des citrons par des marques qui désirent dégager davantage de marge alors que celle qu’elles réalisent est déjà importante. On parle de négociation sur 10 ou 20 francs sur des composants qui en valent parfois 70. Si ça continue, cela va provoquer la mort d’un savoir-faire capital pour la Suisse.
Lire également: La sous-traitance horlogère sous pression
Que fait Audemars Piguet concrètement pour préserver ces savoir-faire?
Nous faisons ce que nous avons déjà fait ces dernières années avec nos principaux détaillants: nous nous marions avec eux. Il y a trois composantes dans la relation avec un sous-traitant: la qualité, les délais et le prix. Nous en avons choisi certains avec lesquels le prix devient secondaire car nous voulons qu’ils se concentrent sur la qualité et les délais. L’important est qu’ils puissent continuer de fabriquer, en Suisse, les pièces dont on a besoin. Et ce, pour les cinquante prochaines années au moins.
Lire encore: «La crise horlogère n’est pas une crise économique»
Vous construisez par ailleurs différents bâtiments entre Le Locle et Le Brassus pour une valeur totale de plusieurs centaines de millions de francs…
Nous voulons rassembler au maximum nos activités qui sont très dispersées géographiquement. Cela va renforcer la marque et nous permettre d’augmenter progressivement nos volumes.
Vous avez aussi dépensé de l’argent pour racheter les 20% qui vous manquaient dans votre manufacture de mouvements Renaud et Papi l’an dernier (175 emplois au Locle). Pourquoi?
Même réponse: pour rassembler nos activités.
En 2021, vous allez inaugurer le nouveau bâtiment de cette entreprise au Locle. Qu’allez-vous inscrire à l’entrée: Audemars Piguet ou Renaud et Papi?
Ce sera uniquement Audemars Piguet. Pareil pour notre usine Centror à Genève. Nous allons rassembler tous ces noms autour d’un seul: Audemars Piguet.
Retour en janvier. La Code 11.59 a connu un accueil glacial. Que feriez-vous différemment aujourd’hui?
Rien, à part peut-être un détail d’ordre technique: en vrai, la montre est beaucoup plus impressionnante que sur les photos. On l’a mesuré au nombre de clients qui nous ont affirmé que les publicités ne rendaient pas justice à la pièce. On s’arrache d’ailleurs encore un peu les cheveux aujourd’hui pour trouver le moyen d’améliorer la qualité des photos de cette collection.
Plusieurs fois, je me suis demandé comment la Royal Oak aurait été accueillie en 1972 si les réseaux sociaux avaient alors existé…
D’où sont venues les critiques? Avez-vous compris la dynamique?
On s’attendait à un accueil un peu froid, mais pas à des reproches aussi violents. C’est parti très, très loin. Et souvent de certains blogs ou comptes Instagram bien connus qui critiquent régulièrement des marques ou des personnalités de l’industrie horlogère. C’est d’ailleurs parfois assez drôle car tout le monde en prend pour son grade. C’est aussi la période qui veut ça. Un nouveau langage, beaucoup plus direct, est né avec les réseaux sociaux. Plusieurs fois, je me suis demandé comment la Royal Oak aurait été accueillie en 1972 s’ils avaient alors existé…
On sait que vos 1200 employés en Suisse étaient très impatients de voir arriver cette montre. Comment ont-ils réagi au flot d’insultes initial?
Cela a fait mal au cœur de nombreuses personnes au regard de tout le travail réalisé. Certains ont eu peur, mais nous avions donné l’ordre de ne répondre à rien. Ma mission a été de les rassurer. En leur disant: les journalistes et les blogueurs ne décident ni du succès ni de l’échec d’une montre. Seuls les clients ont ce pouvoir. D’ailleurs, durant le SIHH, nous avons rapidement eu deux bonnes nouvelles. D’abord, dès le mardi matin (deux jours après le lancement), après avoir tenu la montre entre les mains, nos clients ont commencé à prendre notre défense sur les réseaux. Ensuite, jamais le nom d’une collection ne se sera installé si rapidement. Après une semaine, le monde entier avait entendu parler de Code 11.59.
Combien de Code 11.59 avez-vous vendues durant le SIHH?
Dès le premier soir, les yeux de nos clients finaux brillaient comme ceux des enfants dans une boutique de bonbons. Nous leur en avons vendu plus d’une centaine durant la première semaine.
Et sur l’année? Avez-vous vendu les 2000 que vous annonciez? Et à qui?
La majorité a été vendue mais il faut bien qu’il en reste quelques-unes dans les vitrines de nos détaillants. Plus de la moitié des acheteurs sont des nouveaux clients qui n’étaient pas dans notre base de données. Ils ont entre 25 et 35 ans et viennent du monde entier. Certains ne veulent pas porter la Royal Oak de leurs parents, jugée trop classique, et optent pour la Code 11.59 qu’ils jugent plus contemporaine.
Victoire, donc?
Trop tôt pour le dire. On parlera de succès à la fin de la troisième année. La première, tout est nouveau. La deuxième, il faut consolider: on prévoit d’en faire 4000 en 2020 (pour une production totale de 45 000 montres). Et c’est seulement pendant la troisième que l’on pourra commencer à parler de succès. Nous sommes sur le bon chemin, même s’il reste des choses à ajuster. Certains cadrans, par exemple…
Le modèle avec le cadran blanc a en effet été le plus décrié…
Oui, on pensait aussi qu’il allait moins bien marcher mais figurez-vous que c’est notre best-seller.
En fin de compte, est-ce que le fait que la pièce soit si peu photogénique n’est pas simplement une faute de design?
Non, c’est un problème global dans la confection des produits de luxe. Il nous est arrivé la même chose pour le frosted gold [traitement de surface particulier appliqué à l’or par Audemars Piguet]: pour que l’effet soit réussi, la montre ne doit pas être statique sur les photos.
Le dessinateur de la Code 11.59, Claude Emmenegger, ne travaille plus pour vous et a été remplacé par Sébastien Perret. Est-ce une sanction?
Pas du tout. Le projet a en effet été lancé par Claude Emmenegger et toute l’équipe du design mais il est entre-temps parti à son compte. Cela n’a rien à voir avec cette collection.
C’était votre premier grand lancement en tant que patron d’Audemars Piguet, avez-vous douté devant cet accueil?
Non, cette année, j’étais remonté à bloc. On travaille sur cette collection depuis 2014. Les doutes ont été là durant le processus de développement, mais plus en 2019. Et plus on me dit qu’il y a des problèmes, plus je suis motivé.
Vous avez réussi à faire passer la marque de 500 millions de chiffre d’affaires à 1 milliard. Serez-vous le bon patron pour la faire passer de 1 à 5 milliards?
Ce n’est pas une fin en soi. Nous dépasserons le 1,2 milliard de francs de vente cette année. Tous les grands chantiers sont lancés jusqu’en 2025, année des 150 ans de la marque. Je pense qu’à cette prochaine étape, la marque sera à sa place.