Il était attendu que Frédéric Arnault reprenne un jour les commandes de TAG Heuer. La question était surtout de savoir quand. Ce sera chose faites le 1er juillet, a annoncé ce jeudi le groupe de luxe français LVMH. Agé de 25 ans, le quatrième des cinq enfants de Bernard Arnault (patron de LVMH et troisième fortune mondiale) succédera à Stéphane Bianchi, nommé à la tête de la division montres et joaillerie du groupe. Arrivé chez TAG Heuer en 2017, Frédéric Arnault devient directeur de la stratégie et du numérique un an plus tard et s’emploie notamment à moderniser l’image de la marque. A l’aube de ce nouveau pas dans une carrière déjà bien remplie, il nous fait part de ses ambitions.

Le Temps: Vous deviendrez le 1er juillet le plus jeune patron des grandes marques horlogères suisses, à la tête d’une entreprise qui fête ses 160 ans. Vous sentez le poids des responsabilités?

Frédéric Arnault: Depuis mon arrivée il y a trois ans, j’ai travaillé sur d’importants chantiers stratégiques, que ce soit la TAG Heuer Connected lancée en mars dernier ou la transformation numérique de l’entreprise. Cela s’est fait en étroite collaboration avec Stéphane Bianchi. J’ai bien sûr encore des choses à apprendre, mais mon but est de construire sur la dynamique mise en place depuis quelques années.

Qu’est-ce qui vous a attiré à La Chaux-de-Fonds il y a trois ans?

C’est TAG Heuer. J’ai un grand attachement pour la marque. Ce sont aussi des rencontres qui m’ont amené ici, notamment avec Jean-Claude Biver, avec qui je garde des contacts réguliers. Il a un vrai œil pour le produit et la communication. Stéphane Bianchi m’a beaucoup apporté aussi en termes de management, tout comme d’autres présidents-directeurs généraux avec qui j’échange régulièrement sur des situations opérationnelles et humaines, ou sur des réflexions stratégiques.

Tout le monde doit faire ses preuves. C’est encore plus vrai dans le monde d’aujourd’hui

Comment vous situez-vous en tant que manager? Entre un Jean-Claude Biver très intuitif et un Stéphane Bianchi décrit comme plus analytique?

Je pense qu’il faut allier les deux. Avoir des analyses de marché rationnelles, mais aussi sentir qu’un produit va marcher. En tant que manager, je souhaite responsabiliser les gens et développer une vraie culture d’entreprise. Il s’agit notamment de décloisonner certains départements et d’avoir de plus en plus d’équipes pluridisciplinaires. Nous cherchons aussi à recruter des jeunes talents afin de créer un véritable vivier pour le groupe LVMH.

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Il faut davantage faire ses preuves lorsqu’on est le fils de Bernard Arnault?

Tout le monde doit faire ses preuves. C’est encore plus vrai dans le monde d’aujourd’hui. Il faut franchir des étapes pour que les équipes reconnaissent leur président-directeur général en tant que leader et adhèrent à sa vision d’entreprise. C’est un travail de longue haleine.

Sur le plan médiatique, vous êtes plutôt discret. Pourquoi?

Je préfère parler peu mais sur les bons sujets. Je n’ai pas l’intention de changer soudainement et c’est un trait de caractère qui va probablement rester.

Votre nomination survient en pleine crise sanitaire et économique. C’est une bonne opportunité de mettre en pratique le slogan de la marque, «Don’t crack under pressure»?

C’est une façon de voir les choses (rire). Cette crise ne remet pas en question mon engagement pour la marque, bien au contraire. Il faut affronter les situations que l’on vit et y répondre le mieux possible. Le principal enjeu était d’assurer la sécurité de nos employés et de nos clients. Nous avons aussi dû être réactifs en termes d’affaires, revoir nos plans, décaler des projets. Actuellement, nous travaillons activement à la réouverture et au rebond sur les différents marchés.

Stratégiquement, quelles seront les conséquences de la crise du coronavirus pour TAG Heuer?

Nous n’allons pas limiter notre production, mais nous ne cherchons pas non plus à développer les volumes à tout prix. Notre objectif est surtout d’améliorer la qualité des produits, de la distribution et de l’innovation. Nous travaillons aussi sur des stratégies dites de «scarcity», qui consistent à créer de la rareté. C’est nouveau chez TAG Heuer et cela ne s’appliquera pas aux montres connectées, pour lesquelles nous avons de fortes ambitions de croissance en volume.

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Stéphane Bianchi parlait en novembre dernier de réduire le nombre de références, de points de ventes, d’ambassadeurs. Vous allez continuer dans cette voie?

Tout à fait. Par le passé, nous nous sommes trop dispersés. Nous cherchons à créer des bases plus authentiques sur lesquelles bâtir à long terme. Il n’est plus question d’avoir recours à des ambassadeurs qui n’attendent que leur chèque en fin d’année et qui publient trois posts sur Instagram parce qu’on leur a dit de le faire. Nous misons sur des gens qui se reconnaissent dans la marque et ses valeurs.

Aux Etats-Unis, un quart des 15-35 ans portent aujourd’hui une montre connectée. Il y a un fort potentiel dans ce domaine

Votre ambition pour TAG Heuer, c’est toujours de remonter de la neuvième place au top 4 des horlogers suisses?

Effectivement. Le principal enjeu sera de gagner des parts de marchés en étant plus performants, innovants, créatifs que nos concurrents directs. C’est ce qui nous permettra de remonter au classement, mais nous sommes conscients que cela prendra du temps et que nous ne pouvons pas espérer une croissance extrêmement forte dans l’immédiat.

Où allez-vous mettre la priorité en termes de marchés?

Nous souhaitons consolider notre présence historique aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Aux Etats-Unis, un quart des 15-35 ans portent aujourd’hui une montre connectée. Il y a donc un fort potentiel dans ce domaine. Nous allons aussi développer fortement nos affaires en Chine, où nous souhaitons construire sur la jeune génération qui nous témoigne de l’intérêt.

Quelle sera la place des montres connectées chez TAG Heuer?

Notre volonté est d’en faire un des piliers de la marque. Ces produits constituent un point d’entrée dans l’horlogerie pour de nombreux clients qui pourront acheter par la suite des montres mécaniques. Ce sont des offres complémentaires qui ne se concurrencent pas directement.

La dernière TAG Heuer Connected n’est plus «Swiss made», contrairement au modèle 2017. Pour quelles raisons?

Les réglementations ont changé. Pour être «Swiss made» sur une montre connectée, il faudrait un système d’exploitation développé en Suisse. Nous avons privilégié notre partenariat avec Google, et l’électronique de pointe (puces informatiques, batteries, écrans) se trouve en Chine. Notre choix a été d’investir là-bas, tout en apportant notre savoir-faire mécanique et horloger et en développant nos propres applications à Paris.

Et qu’en est-il des montres mécaniques?

Elles restent notre cœur de métier et nous investissons beaucoup dans ce domaine. Nous voulons bâtir autour des icônes (Carrera, Monaco) de la marque, car elles véhiculent une histoire et des valeurs auxquelles même les jeunes générations se rattachent. Il s’agit de s’inspirer du passé tout en modernisant constamment le design ou les techniques de production.

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A terme, quelle répartition imaginez-vous entre montres connectées et montres traditionnelles?

C’est difficile de répondre, car les dynamiques sont très différentes. Actuellement, toutes marques confondues, les montres connectées enregistrent une croissance annuelle de 50% alors que l’horlogerie traditionnelle ne croît que de quelques pour cent. Il est trop tôt pour tirer des conclusions.

De nombreuses voix critiquent l’immobilisme de l’horlogerie suisse. A 25 ans, vous êtes dans une position idéale pour apporter un vent de fraîcheur au secteur?

Personnellement, je pense que ceux qui disent l’horlogerie suisse vieillissante se trompent. L’intérêt pour l’horlogerie est bien présent et il va perdurer. Mon souhait est de moderniser la marque, tout en respectant son passé et son héritage. Cela signifie prendre des risques, communiquer davantage via les canaux numériques, se rapprocher du client final, développer notre propre réseau de distribution physique et en ligne. Nous réfléchissons aussi à des collaborations avec des designers et artistes issus d’autres univers, qui pourront apporter un regard différent et moderne sur certains de nos produits et de nos savoir-faire.