Les apparences sont trompeuses. En ce beau matin d’octobre, à côté de la gare sud de Granges (SO), les bâtiments de la marque Breitling respirent le calme et la normalité. De l’extérieur, tout paraît ordinaire, à l’image de cette réplique d’un avion à hélice fixée, comme d’habitude, sur le toit.

A l’intérieur, changement radical. L'on perçoit une grande effervescence. Il y a des dizaines de nouveaux visages dans les corridors. Certains bureaux sont vides. Et la décoration devrait bientôt être intégralement remaniée. Depuis quelques semaines, Breitling traverse un bouleversement sans précédent.

En mains de la discrète famille Schneider depuis 1979, la marque au «B» volant a été rachetée ce printemps pour 870 millions de francs par un fonds d’investissement basé au Luxembourg. Coup de théâtre, en juillet, Le Temps révélait que ce même fonds avait recruté Georges Kern, chef de toutes les marques horlogères de Richemont depuis trois mois seulement, pour piloter la relance de Breitling. Il donne aujourd’hui sa première interview.

Lire aussi: Georges Kern met le cap sur Breitling

Le Temps: Comment s’est décidé votre changement de casquette?

Georges Kern: Rapidement. Encore une semaine avant que cela se fasse, je n’imaginais pas changer de poste. Mais le fait de pouvoir participer au capital et de devenir actionnaire a été un élément décisif dans ma prise de décision.

On a entendu que vous déteniez 5% de l’entreprise et que la direction participait également au capital. Voire que vous aviez reçu des options liées à l’évolution de la marche des affaires. Qu’est-ce qui est vrai?

Nous sommes plusieurs à avoir pu investir de manière significative dans Breitling. Nous sommes tous très heureux d’avoir un vrai rôle d’entrepreneurs dans ce projet et de ne pas seulement être des salariés. Cela donne une tout autre ampleur et motivation à nos projets.

Johann Rupert aurait été très en colère suite à votre annonce de quitter Richemont…

J’ai passé 17 années chez Richemont. J’ai eu la chance d’avoir été confronté à certaines des plus belles marques de luxe dans le monde et d’y avoir côtoyé des gens passionnés et pleins de talent, dont certains sont devenus de vrais amis. Travailler avec Johann Rupert, sans lequel nous n’aurions pas eu le succès qu’on connaît chez IWC, a aussi été une chance pour moi. C’est quelqu’un de formidable, que j’admire et respecte énormément.

Comment percevez-vous Breitling?

Je suis incroyablement surpris. Durant tout l’été, je me suis plongé dans le catalogue historique de la marque et j’ai rencontré de nombreux collectionneurs et détaillants. Les produits que j’ai découverts sont une belle source d’inspiration. Par ailleurs, j’ai pu découvrir des anecdotes étonnantes. Saviez-vous par exemple que Breitling a permis à la police suisse de dresser le premier PV de toute son histoire? Ils ont pu calculer la vitesse des voitures avec l’un de nos chronographes. Je ne sais pas s’il faut en être fier, mais cette histoire est extraordinaire… Il y a aussi tout un pan de la marque dans le cyclisme, dans la navigation, le ski, la plongée et l’automobile. La marque possède un trésor important d’histoires à raconter.

Selon différentes sources, Breitling réalise aujourd’hui des ventes d’environ 430 millions de francs pour 145 000 pièces vendues. Est-ce que vous confirmez ces chiffres?

Je vous répondrai en disant que la marque est très profitable, et son chiffre d’affaires est impressionnant si l’on considère que 60% des ventes sont réalisées avec des agents externes et non dans nos propres filiales. La seule intégration d’une grande partie de cette distribution externe va nous projeter en avant.

Le chiffre d’affaires de Breitling peut-il doubler?

Je n’en sais évidemment rien, mais je nous le souhaite.

En quelques semaines, vous avez engagé à vos côtés votre ancien directeur financier chez IWC, débauché le directeur marketing d’Audemars Piguet, le directeur artistique de Chopard ou le spécialiste du numérique du site horloger Hodinkee, pour ne citer que ces exemples. Combien de personnes avez-vous engagé au total?

Dans le management, entre 20 et 30.

Lire aussi: «Hodinkee est bien plus qu’un simple blog horloger» (21.06.2017)

Et combien en avez-vous licencié?

Bien entendu, quelques personnes ont quitté la maison. Breitling était une vraie entreprise familiale avec une équipe très soudée autour du grand patron qu’était Théodore Schneider. Et cette équipe a réalisé un excellent travail. Il faut savoir que Breitling est dans le top 4 des marques de montres aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et au Japon. Chapeau pour ce qui a été fait! Maintenant la donne a changé et nous devons nous donner les moyens de nos nouvelles ambitions.

Vous avez ouvert un bureau à Zurich. Est-ce que vous allez conserver le quartier général de Granges?

Evidemment. Mais il faut être réaliste: je fais venir des gens de Paris, de Berlin, de New York… Il faut trouver un environnement qui puisse les attirer.

Selon nos informations, le budget marketing de Breitling dépassait de plus de 40 millions de francs celui d’IWC, dont vous êtes l’ancien patron. Et pourtant IWC réalise un chiffre d’affaires quasi deux fois plus élevé. Est-ce juste?

Le montant en tant que tel dit peu de chose. Breitling a toujours investi beaucoup d’argent dans le marketing. Aujourd’hui, le défi consiste à se demander comment allouer efficacement les ressources dont nous disposons pour notre développement géographique, notamment en Asie ou pour communiquer au-delà du thème de l’aviation.

En trois mois, vous avez rompu le contrat avec l’équipe du Super Constellation et remettez en question le sponsoring du Breitling Air Show à Sion… Est-ce que vous allez rester forts dans l’aviation?

Evidemment, cela ne se discute pas. La question est la suivante: pour avoir de la légitimité dans ce domaine, faut-il un, deux, quatre ou dix projets? Je pense qu’il faut se concentrer sur un ou deux sponsorings et les faire vraiment bien. Ainsi l’on en revient au retour sur investissement: quel est par exemple l’impact sur le marché local, mais aussi sur notre client lambda à Shanghai ou à New York, d’un certes très beau mais coûteux Air Show ici en Suisse?

Et quid du team Breitling, ces sept avions de chasse que vous entretenez? Ou de l’acteur John Travolta, également pilote?

Nous conservons le team Breitling, emblématique de la marque. Le contrat avec John Travolta a été rompu avant que j’arrive.

«Pour Bâle 2018, nous avons effectivement annulé ces soirées gargantuesques»

Allez-vous rester à la foire de Bâle? Et, mais c’est plus anecdotique, que vont devenir les gigantesques réceptions que Breitling y offre à ses fournisseurs et clients?

Je ne peux que me répéter. Tout est une question d’efficacité de l’investissement. Pour Bâle 2018, nous avons effectivement annulé ces soirées gargantuesques, alors que Baselworld n’est pas remis en question en tant que tel. Evidemment, j’ai également entendu les critiques à l’encontre de la foire et de son organisation et je peux les comprendre. Mais je me réjouis de me faire ma propre opinion l’année prochaine.

Entre 1995 et 2015, le prix d’une Navitimer est passé de 5000  à 9000 francs, notamment parce qu’elle est désormais équipée d’un calibre maison. Quelle sera votre stratégie de prix?

Elle ne changera pas fondamentalement. Nous resterons dans notre segment entre 3000 et 10 000 francs. Les augmentations de prix en monnaies locales sont un problème rencontré par toute l’industrie suisse et sont dues aux fluctuations des taux de change. Et évidemment aussi au renforcement du franc. Si, par contre, vous créez de la valeur ajoutée avec un mouvement manufacture et des fonctions particulières, alors les augmentations de prix se justifient et sont acceptées par le consommateur.

Depuis quelques mois, Tudor vous achète des calibres chronographes et vous vend des trois aiguilles. Est-ce que vous allez poursuivre cette collaboration?

En tout cas, c’est prévu. Elle nous permet d’augmenter tous deux nos quantités, notre efficacité, notre qualité… L’industrie horlogère devrait davantage collaborer, pour l’intérêt des consommateurs et pour éviter les surcapacités de production.

Quel est votre avis sur le mouvement B50 à quartz lancé par Breitling en 2014?

Pour les montres d’hommes, dans notre segment, je pense que l’on a de très bons mouvements mécaniques. Je ne suis pas, voire pas du tout enthousiaste à l’idée de mettre du quartz dans une Breitling.

Lire aussi: Breitling lance son propre mouvement à quartz (07.04.2014)

Et dans la montre connectée? Breitling a lancé sa B55 Exospace connectée il y a deux ans…

A l’époque, le but était de créer un produit qui possédait des fonctions qui ne pouvaient être qu’électroniques, mais en restant une vraie montre. Cette approche hybride me semble très bonne.

Lire aussi: «La montre connectée de Breitling répond aux critères du Swiss made» (18.12.2015)

Certains de vos fournisseurs ont laissé entendre que vous envisagiez d’aller vous approvisionner à l’étranger pour réduire vos coûts…

Breitling restera bien évidemment «Swiss made». L’arrivée de nouvelles équipes dirigeantes, notamment dans les achats, crée toujours des insécurités, voire des rumeurs. J’ai vu nos fournisseurs, je leur ai expliqué notre stratégie et les nouveaux process que nous mettons en place. Je pense qu’aujourd’hui ils sont rassurés.

Plus concrètement: vos montres vont donc rester à 95-97% «Swiss made» comme jusqu’à présent et non pas descendre en direction de la limite de 60% fixée par la loi?

Il y a des critères très clairs pour le «Swiss made» et Breitling va les respecter. Mais il est logique que l’on doive, avec les ambitions que l’on poursuit, professionnaliser les achats et notre chaîne d’approvisionnement. Dans ce sens, nous devons demander des efforts à nos partenaires et fournisseurs. Toute autre approche ne serait pas très sérieuse.

Breitling est presque absente de l’Asie… Quelle sera votre stratégie pour réinvestir ce marché?

Oui, l’Asie, c’est 50% du chiffre d’affaires de l’industrie du luxe. Je recommanderais de ne pas l’ignorer et de commencer à faire des produits qui pourraient intéresser ces clients. Cela passe entre autres par des produits plus petits et plus classiques. De tels produits nous permettront d’ailleurs de gagner une nouvelle clientèle dans les marchés établis. Comme j’ai moi-même un très petit poignet, je sais bien de quoi je parle (sourire).

Mais Breitling est justement réputée pour ses grandes montres… N’avez-vous pas peur de «tordre» l’âme de la marque pour plaire aux Chinois?

L’un n’exclut pas l’autre. En lisant et relisant Breitling, the Book cet été, j’ai réalisé que l’ADN de la marque allait bien au-delà de ce que nous faisons ou communiquons aujourd’hui. Nos clients ne connaissent que 5 ou 10% de ce qu’est vraiment Breitling. Faisons-leur découvrir le reste!

Et la vente en ligne? Est-ce que dans une année je pourrai acheter une montre sur votre site internet?

Oui, bien sûr. Mais la transformation numérique que je veux insuffler à Breitling ne passe pas que par la vente en ligne. Il faut aussi améliorer notre communication, notamment sur les réseaux sociaux. Et, dans le fond, c’est toute la chaîne d’approvisionnement qui va connaître des bouleversements liés au numérique. Dans les boutiques, les vendeurs vont travailler avec des smartphones pour avoir accès aux stocks ou configurer les montres en direct. Grâce à un excellent service aux clients, on accueillera ces derniers par leurs prénoms, on saura quels cafés ils aiment boire, on demandera comment vont leurs enfants, si la montre achetée il y a deux mois et demi fonctionne bien, etc. La transformation numérique, c’est mettre le consommateur au centre de tout ce que nous faisons. La vente en ligne, c’est presque un détail.

Et au niveau communication?

Avec le numérique, vous pouvez atteindre des centaines de millions de personnes. Avec un tapis rouge bien monté, des célébrités et des influenceurs de qualité, vous pouvez atteindre un bien plus large public qu’avec les médias traditionnels. Et ce qui est incroyable, c’est que l’on peut en même temps cibler des individus très précisément, car nous les connaissons mieux et pouvons faire du sur-mesure. On en revient là à ce qui était le luxe il y a 100 ans. Le numérique permet donc de toucher des centaines de millions de personnes mais également de cibler l’individu.

Est-ce que Breitling est en retard sur tous ces points?

Oui, des efforts supplémentaires doivent être faits. Mais la chance que l’on a, c’est que, dans le numérique, c’est très vite rattrapable. Dans six à douze mois, nous serons de nouveau à la page.


Questionnaire de Proust

Le bruit qui vous dérange le plus?

Le son des mensonges.

Si vous deviez changer quelque chose à votre biographie?

Je serais devenu entrepreneur beaucoup plus tôt.

Même sous la torture, vous ne mangeriez jamais de?…

Choux de Bruxelles.

Votre plus mauvaise habitude?

J’en ai trop pour n'en citer qu'une.

Votre insulte préférée?

Je n’en ai pas.

Le métier que vous auriez toujours voulu faire?

Réalisateur de films.


Biographie

25.01.1965: Naissance à Düsseldorf

1989-1992: Responsable de marque chez Kraft Jacobs Suchard, à Neuchâtel

1992-2000: Responsable marketing, puis directeur des ventes chez TAG Heuer

2000: Rejoint le groupe Richemont et participe à l’intégration des marques A. Lange & Söhne, Jaeger-LeCoultre et IWC Schaffhausen

2002: Prend les commandes de IWC Schaffhausen

2017: Responsable de toutes les marques horlogères de Richemont

2017: Nommé PDG de Breitling, dont il est également actionnaire