En une simple comparaison, François-Henry Bennahmias résume la situation: «Apple connaît tous ceux qui lui achètent une chanson à 99 cents sur iTunes! Nous vendons des produits à plusieurs dizaines de milliers de francs et nous sommes l’un des derniers secteurs à ne pas connaître nos clients finaux.»

Sur ce point, le patron d’Audemars Piguet est en accord avec les deux autres intervenants du débat organisé vendredi par Le Temps et la banque J. Safra Sarasin, au Salon international de la haute horlogerie (SIHH). L’horlogerie doit se rapprocher de ses clients finaux.

Ce n’est pas un bouleversement, mais une tendance de fonds qui va se renforcer avec l’arrivée d’une nouvelle génération d’acheteurs. Ils seront – ou sont déjà – connectés, plus renseignés que jamais, à la recherche d'authenticité et ils évitent désormais les produits de luxe trop ostentatoires ou présents en abondance sur le marché.

Les clients «passent par dessus les détaillants»

On n’en est pas encore au stade où les modèles d’affaires des grandes entreprises comme Rolex, Omega ou Cartier sont menacés. Mais c’est un fait: les modèles de distribution traditionnels doivent évoluer. La vente en ligne? Evidemment, même si l’industrie du luxe fait face à la difficulté de devoir concilier la notion d’exclusivité avec l’impression d’immédiateté procurée par Internet.

«Ils s’informent sur les blogs et par les réseaux sociaux. Nos clients veulent de plus en plus avoir un contact direct avec la marque, rencontrer son créateur (Laurent Ferrier, ndlr), voire même l’horloger qui a réalisé leur montre, En quelque sorte, ils passent par dessus les détaillants», considère Vanessa Monestel, directrice générale de la marque indépendante Laurent Ferrier. Cyrille Vigneron, le patron de Cartier, ne dit pas autre chose: «En Chine, les jeunes sont sur WeChat, en Europe, sur Whatsapp. Nous devons nous adapter à ces nouveaux moyens de s’adresser à eux».

Lire aussi:  Le jour le plus bruyant du SIHH

L’enjeu central, assène Pascal Meyer – fondateur de Qoqa.ch qui a précédé les trois intervenants du monde horloger sur le podium – c’est l’interactivité avec sa communauté. «Elle participe, elle critique... bref, elle s’approprie la marque. Ceci est aussi valable pour l’industrie du luxe.» Il le prouve en rappelant qu’il a déjà lancé des offres en partenariat avec Tesla, Porsche ou Reuge, le célèbre fabricant vaudois de boîtes à musique.

«Le luxe n’est pas chiant»

Peut-on faire de la haute horlogerie et véhiculer un message décontracté? C’est impératif, tranche François-Henry Bennahmias: «Le luxe n’est pas chiant». Un peu hautain, alors? «Cartier avait un peu vieilli, concède Cyrille Vigneron, qui a repris la tête de la marque il y a une année. Pourtant, c’est une marque intemporelle. Elle plait et elle va continuer de plaire à la nouvelle génération. A condition de savoir parler leur langage!»

La preuve la plus directe des changements en cours est à trouver au SIHH. Selon les trois patrons, il est bel et bien révolu, le temps où les marques enregistraient 90% de leurs ventes pendant une semaine de salon. «C’est de moins en moins un lieu de prise de commandes, et toujours plus un lieu de rencontre», explique Cyrille Vigneron. Les changements de contexte sont aujourd’hui trop rapides pour s’assurer des commandes fermes pour les douze prochains mois, selon lui. «C’est pendant le reste de l’année que l’on entre en négociations avec les détaillants.»

Laurent Ferrier, quant à elle, remplit son carnet de commandes jusqu’à l’été, durant le salon genevois. Les ajustements commenceront déjà au second semestre. Néanmoins, le SIHH reste essentiel. «Il est très important d’avoir un retour de la part des détaillants, qu’ils puissent sentir, toucher nos collections», assure Vanessa Monestel.

L’an dernier, Audemars Piguet avait reçu une bonne vingtaine de clients VIP sur son stand du SIHH. Cette année, elle en a invité quatre fois plus. L’espace de quelques heures, ils auront ainsi été 80 à se sentir plus proches que jamais de leur marque favorite.