Le patron de PME devenu «trader» en électricité
Forward (3/6)
Joris Engisch fabrique des cadrans pour l’industrie horlogère. Depuis quelques mois, chaque matin, il doit décider s’il vaut mieux acheter ou non des kilowattheures pour les années à venir

Pandémie, inflation, guerre en Ukraine... Depuis deux ans, la force de résilience des PME suisses fascine. Peut-être parce que dans toute crise se cachent les germes de nouvelles opportunités, comme les Chinois se plaisent à le relever. Aux côtés de l'EPFL et de «PME Magazine», «Le Temps» célèbre l'entrepreneuriat, à l'occasion de FORWARD qui aura lieu le 9 juin au Swiss Convention Center.
C’est devenu une sorte de routine. Avec son café du matin, avant de lancer sa journée, Joris Engisch s’installe devant son ordinateur et se connecte sur une plateforme baptisée Optimo Balance. Au premier regard, ce programme informatique du Groupe E n’a rien à voir avec les centaines de milliers de cadrans horlogers fabriqués chaque année dans l’usine du patron de Singer; on n’y parle ni d’appliques, ni d’index, ni de guichets de date mais plutôt de kilowattheures et de ventes à terme. «L’électricité sur mesure pour votre entreprise», vante le fournisseur fribourgo-neuchâtelois sur son site internet. Chaque jour, on y lit l’évolution du prix du kilowattheure. Ce mercredi matin, comme bon nombre de précédents, le graphique pointe vers le haut.
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«Pour les années 2023-2024-2025, j’ai déjà acheté 10% de ma consommation prévue à un tarif moyen, soit 17 centimes le kilowattheure, décompte le directeur de l’entreprise familiale. Maintenant, je regarde évoluer les prix et je me demande s’il est intéressant d’acquérir de nouvelles tranches aujourd’hui pour les années à venir… Ou s’il vaut mieux patienter un peu le temps que cela se détende.»
«Cela ressemble à une loterie»
Le scénario du pire: attendre que le prix de l’électricité baisse pour acheter, voir ce dernier grimper sans arrêt et se retrouver, au mois de novembre, à devoir acquérir au prix fort les tranches pour 2023. Joris Engisch: «Je n’ai aucune connaissance là-dedans. Les facteurs saisonniers, les tensions géopolitiques, le prix du pétrole sont autant d’éléments qui ont tous une influence importante. Il est donc crucial de rester en permanence informé pour faire le bon choix mais, en fin de compte, étant donné le nombre d’incertitudes que nous connaissons aujourd’hui, cela ressemble plutôt à une loterie.»
La vie de ce patron et propriétaire de PME neuchâteloise – 350 employés, chiffre d’affaires non communiqué – s’est transformée en fin d’année 2021. Jusque-là, il n’avait qu’une relation distraite avec la consommation d’électricité de son entreprise. «Cela a toujours été un vecteur d’économie, jamais une contrainte économique. Les prix étaient toujours très bas par rapport à ce qu’on connaît aujourd’hui. Le dernier contrat que l’on a signé avec notre ancien fournisseur à La Chaux-de-Fonds (NE), en 2019, courait sur trois ans pour un prix de 5 centimes le kilowattheure.» Courant 2021, il sait qu’il doit renouveler son contrat mais constate que le prix de l’électricité ne fait qu’augmenter. Il repousse donc la décision à plus tard.
«Finalement, à la fin de l’année, je me suis retrouvé sans contrat. Mais comme le début de l’année coïncidait avec notre déménagement dans un nouveau bâtiment, je me suis dit que j’allais attendre le printemps et une nouvelle baisse des prix pour tout renouveler.» A cause de la guerre en Ukraine et à l’inflation rampante, la baisse des prix attendue n’aura pas eu lieu. Coincé, il a dû alors payer ce début d’année son électricité au tarif «de secours», soit le prix du marché majoré de 15%. Pour la suite, il a lancé un appel d’offres auprès de différents fournisseurs. «La plus intéressante me semblait cette option où l’on décide soi-même quand on achète du courant, et combien.» De fabricant de cadrans, il s’est donc mué en «trader» d’électricité.
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Impossible de réduire la production
Mais même en achetant au bon moment, la facture d’électricité de l’entreprise de cadrans Singer va croître – et pas uniquement parce qu’il a déménagé dans un bâtiment certes plus écologique, mais également plus gourmand en courant alternatif. Il payait 5 centimes le kilowattheure jusqu’à fin 2021, cela tournera autour des 20 centimes pour les prochaines années. «En clair, dans mon ancienne usine en 2019, je payais 300 000 francs pour 1,5 gigawatt. Je prévois en 2022 de payer 1,2 million de francs pour 3,4 gigawatts.» Le toit du bâtiment neuf est bien sûr couvert de panneaux solaires, mais ils ne fourniront à terme que 60 000 des 3,4 milliards de wattheures dont il a besoin chaque année.
Comment absorbera-t-il cette hausse? En naviguant entre les CNC (machines à commandes numériques) qui tournent 24h/24 et en saluant ses collaborateurs dans la zone de zaponnage (alternative au laquage des cadrans), Joris Engisch affirme qu’il ne peut en aucun cas réduire la production. «Nos clients [les marques horlogères les plus fameuses de l’industrie, ndlr] sont ceux dont les produits sont les plus demandés. Idéalement, nous devons au contraire impérativement augmenter encore notre production», assure le patron. L’usine qui est en fonction depuis ce printemps devrait donc encore augmenter la cadence – 25 postes demandent à être pourvus.
Pour l’année 2022, le nouveau bâtiment permet déjà d’augmenter les rendements de production, ce qui compense en partie la baisse des marges. Mais il n’y coupera pas: il faudra dès l’année prochaine revoir les prix à la hausse, ce d’autant que le prix de l’électricité n’est qu’une cerise avariée sur un gâteau déjà très amer. «Le prix du laiton, notre matière première principale, a pris l’ascenseur, mais aussi plus globalement le prix de tous les produits employés dans la chaîne de production…» Cela sans compter la principale charge de l’entreprise, les salaires, qui augmenteront très certainement l’an prochain vu les négociations en cours avec les syndicats.
L’électricité, un risque «non anticipé» par l’industrie
«Dans l’industrie suisse, l’augmentation abrupte des coûts de l’électricité n’est pas un risque qui avait été anticipé.» Ce sont les mots de Vincent Subilia, directeur général de la Chambre de commerce, d’industrie et des services genevoise mais également membre de la direction de la faîtière suisse des chambres de commerce.
Joint par téléphone, il estime que l’évolution du prix de l’électricité est devenue aujourd’hui «un enjeu prioritaire» pour de nombreux acteurs en Suisse. «La cherté du franc, les incertitudes sur les mesures covid en Chine, la guerre en Ukraine et maintenant la hausse des prix… ça fait beaucoup d’externalités à gérer», décompte Vincent Subilia.
Difficulté supplémentaire: cette hausse des prix survient alors que bon nombre d’entreprises évoluent aujourd’hui vers les énergies renouvelables, ce qui implique de nouveaux investissements. «Nous sommes véritablement dans cette phase de transition qui est une bonne chose. Mais là, cette hausse des prix frappe à court terme et il faut l’absorber du mieux possible.»