Philippe Dufour, horlogerie compliquée. Au rez-de-chaussée d’une ancienne école de la vallée de Joux, au Solliat, ces quatre mots sont gravés dans une plaquette dorée, fixée à côté d’une sonnette quelconque. Dans l’entrée, il y a une pelle pour faire le chemin durant l’hiver. Et un voisin qui râle parfois sur les visiteurs qui parquent leurs autos dans la petite cour.

Une fois dans l’atelier, tout est comme on l’avait imaginé. Un fumet d’huile de moteur se mêle aux vapeurs de tabac à pipe. On découvre un musée vivant où toutes sortes d’antiques machines bien entretenues côtoient des cadeaux étonnants offerts par des collectionneurs asiatiques. Cinq établis sont dressés pour accueillir des horlogers, mais quatre accumulent silencieusement la poussière. Philippe Dufour est penché sur le dernier. Comme souvent, il travaille seul.

Professionnels et amoureux des montres sont unanimes: ses garde-temps – il en a fait environ 300 au fil de sa carrière – représentent le sommet de la bienfacture horlogère. Mécaniquement, ses calibres se révèlent fiables et précis. Esthétiquement, la qualité de ses finitions confine à la perfection. Mais comme il confectionne ces pièces à la main et en solitaire, il est très difficile d’en acquérir une. Lors des rares occasions où l’une de ses montres apparaît dans une vente aux enchères, les collectionneurs font donc grimper la mise pour s’offrir un petit chapitre de cette légende horlogère.

En guise d’accueil, Philippe Dufour évoque les arbres qui viennent d’être rasés, devant chez lui. Quatre bouleaux, grands et forts, aujourd’hui remplacés par de jeunes tilleuls encore faméliques. Durant dix ans, il s’est battu contre cette décision, mais, de guerre lasse, il a fini par laisser gagner «ceux qui pensent». La discussion se poursuit autour d’un café dans une petite cuisine mal éclairée, de l’autre côté du corridor. A l’aube de ses 70 ans (l’année prochaine), il revient sur sa carrière et évoque ses projets pour l’avenir.

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Le Temps: Dès le milieu des années 1990, vous avez été un des précurseurs du retour à l’horlogerie mécanique, devenue aujourd’hui un produit de luxe. Est-ce une source de fierté?

Philippe Dufour: En fait, je ne réalise pas vraiment le phénomène que vous décrivez. La plupart du temps, je suis dans mon petit monde à moi et personne ne me téléphone pour me parler de cela. Ce que je constate, c’est que lorsque j’ai lancé ma première montre en 1992, j’ai tracé une grande ligne rouge qui définissait mon travail et je n’en ai jamais dévié. Aujourd’hui, vu les résultats de mes montres aux ventes aux enchères et leur popularité, je peux en déduire que je faisais juste. Et pourtant, je n’ai jamais investi en marketing. Mais c’est la preuve que, si vous faites un bon produit, il fera sa propre publicité.

– Quelle est cette ligne rouge?

– Il faut d’abord savoir rester humble: je n’ai jamais rien inventé. Je me suis inspiré de ce qui a été fait avant moi. Qu’il s’agisse de ma Grande Sonnerie, de mes Duality ou de mes Simplicity [ses trois collections, ndlr], il s’agit toujours des codes de la vallée de Joux. A ma façon, j’ai rendu hommage à ceux qui m’ont précédé. Ensuite, mes pièces sont sobres et pures. Pas de chronographes, pas de tourbillons, pas de phases de lune… Elles ne sont pas chargées de mille complications qui se contredisent. Enfin, je n’ai pas fait de compromis sur la qualité. La pièce cachée à l’intérieur du mécanisme doit, elle aussi, être bien finie. Même si ce n’est que l’horloger qui révisera la montre dans trente ans qui la verra.

– Est-ce que la qualité se cache dans ces finitions?

– Ce n’est pas uniquement une question de polissage, c’est un tout. Pour que la pièce soit réussie, il faut d’abord qu'elle me plaise à moi et que j’aie eu du plaisir à la faire. Mais c’est aussi une question de proportions. Un exemple: mes premières montres faisaient 34 mm de diamètre. Certains de mes clients voulaient des modèles plus grands et j’ai fait des essais à 38 mm, mais esthétiquement, cela ne jouait plus. Comme le mouvement restait identique, le compteur des secondes se retrouvait trop près du centre de la montre. La qualité, ce sont les finitions, le plaisir, les proportions… C’est un équilibre très subtil.

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– Vous avez terminé votre deuxième série de cent Simplicity. Sur quoi travaillez-vous aujourd’hui?

– A vrai dire j’en ai fait 204, mais il m’a fallu plus de douze ans pour y arriver. Aujourd’hui, je planche sur un projet qui m’a été commandé par un collectionneur chinois: une Grande Sonnerie répétition minute de poche sur laquelle je travaille avec l’émailleuse Anita Porchet. Pour le reste, je me tâte. Est-ce que je vais encore relancer quelques Simplicity? Le problème ne sera évidemment pas de les vendre car j’ai trois e-mails par semaine de clients qui veulent m’en commander. Mais le problème est de les faire…

– En novembre dernier, une de vos montres a atteint 256 000 dollars aux enchères, alors que vous l’aviez vendue pour environ 50 000 francs. Est-ce que vous allez augmenter vos prix?

– Si je décide de refaire une série, oui, je vais repenser aux prix. Il faut être un peu logique. Après la vente dont vous parlez, quelqu’un me disait: «C’est injuste, tu ne touches rien du tout de cette vente!» Mais ce n’est pas mon avis: cet acheteur a cru en moi, il m’a versé un acompte, il a attendu plusieurs années et cette vente le récompense.

– Pourquoi ne pas vendre directement vos prochaines montres aux enchères?

– C’est une option, en effet.

– Quelle relation avez-vous avec ces collectionneurs multimillionnaires qui viennent des quatre coins de la planète dans votre atelier du Solliat?

– Beaucoup d’entre eux n’arrivent pas à comprendre que je travaille encore à 70 ans. D’abord, je dois bien vivre et, comme indépendant, je n’ai qu’une toute petite retraite. Mais je leur explique surtout que je suis heureux. J’aime ce que je fais et chaque montre que je termine me fait plaisir. J’aurais pu gagner plus d’argent en achetant des mouvements dans une des manufactures de la Vallée et en les mettant en boîte avec mon nom dessus, mais alors, je n’aurais pas fait ce que je voulais de ma vie.

– Est-ce que vous avez des clients suisses?

– Pour vous donner un ordre d’idée, sur les 204 Simplicity, il y en a environ 120 au Japon et cinq en Suisse. Une chez un avocat de Zurich, une chez un patron d’une marque horlogère et trois chez des amis à moi. De manière générale, je remarque que les Suisses ne portent pas forcément de très belles montres, c’est exactement la thèse du cordonnier mal chaussé. Quand vous vous arrêtez à un feu rouge à Genève ou à Zurich, vous voyez passer de belles grosses bagnoles, le conducteur porte un très beau costume, mais souvent, il ne porte pas de montre ou elle ne correspond pas au niveau du reste. C’est pareil pour les politiciens; je n’en reviens pas de voir les montres que portent nos conseillers fédéraux… J’avais eu l’idée un jour de faire une banque de montres à Berne. Les marques ont tellement de pièces en stock qu’elles pourraient bien en donner une ou deux à la Confédération. Et, en fonction des pays où se rendent les conseillers fédéraux, on leur suggérerait de mettre plutôt tel modèle ou tel autre. Ils devraient jouer davantage le rôle d’ambassadeur de l’horlogerie.

– Quel est votre regard sur la crise que traversent les horlogers actuellement?

– Elle est plus sévère que les autres. 2008-2009, c’était surtout un problème avec les financiers. Aujourd’hui, je n’ai pas la vérité absolue, mais j’ai l’impression que «ceux qui pensent» ont cru que le marché était extensible. Et ce n’est pas le cas. D’abord, depuis dix, quinze ans, nous sommes de plus en plus nombreux à nous partager le même gâteau. L’Allemagne (avec Lange & Söhne, par exemple) monte en force. De même que le Japon (on peut citer Grand Seiko et Credor). Mais aussi les Chinois, les Indiens… Et donc les tranches du gâteau sont devenues de plus en plus maigres. Deuxième problème, le gâteau est lui-même devenu plus petit. Des pays comme l’Ukraine ou la Russie n’achètent presque plus de montres. En Chine, il y a davantage de taxes et de moins en moins de corruption. En Europe, le marché est mourant et l’économie américaine ne redémarre pas comme prévu. Malgré ces deux phénomènes, en Suisse, on a continué de produire des montres sans s’arrêter. Un ami qui tient une boutique à Hongkong me dit qu’il a deux ans de stock. Et ici, à la Vallée, les horlogers me disent que les grandes manufactures ont deux ans d’avance dans la production de mouvements. Vous voyez le problème? Et il ne faut pas oublier que les montres sont des denrées périssables. Après trois ans, on ne peut plus les vendre sans les réviser car, si elles ne tournent pas, les huiles sèchent. En fait, «ceux qui pensent» dans l’horlogerie aujourd’hui, les patrons, sont des capitaines de beaux temps. Ils sont installés sur des voiliers et savent apprécier un cigare ou un whisky. Mais aujourd’hui, nous sommes en pleine tempête et ça tabasse de tous les côtés: la plupart ne sont pas prêts pour affronter cela.

– Etes-vous inquiet pour l’industrie horlogère suisse?

– Je pense que les marques doivent se remettre en question. Il y a aujourd’hui des produits sur le marché dont le prix n’est absolument plus justifié. Et les marques manquent de cohérence. A l’époque, dans une entreprise, les équipes techniques et les équipes commerciales travaillaient côte à côte et pouvaient discuter ensemble. Aujourd’hui, ces deux équipes sont souvent séparées par un océan et ne discutent plus. Alors, à la technique, on abaisse les critères de qualité pour gagner du temps et, au marketing, on offre des petites loupes aux clients en guise de cadeaux. C’est donner le bâton pour se faire battre! Ce, d’autant que les clients sont toujours mieux au fait de l’horlogerie. Avant, ils croyaient ce que leur racontaient les vendeurs. Aujourd’hui, ils leur répondent: «Vous êtes sûrs que votre pont est fini à la main? Car on peut distinguer les petites vibrations de la machine…»

– Pensez-vous que l’on portera encore des montres mécaniques dans trente ans?

– Je suis assez confiant. La dernière fois que j’étais en Asie, à Tokyo, j’avais un peu de temps libre et je me suis assis sur un banc pour regarder passer les gens. Tous les jeunes jusqu’à 25 ans ne portaient pas de montre. Alors, le mérite de tous ces objets connectés, montres ou bracelets, ce sera peut-être de les habituer à avoir quelque chose au poignet. Et une fois qu’ils seront banquiers, assureurs ou cadres quelconques, ils voudront certainement que ce quelque chose soit un peu plus vivant.

– Revenons à vous. Vous reconnaissez volontiers que l’un de vos plus grands échecs a été de ne pas réussir à monter une équipe. Qu’est-ce qui a coincé?

– Oui, je regrette qu’il n’y ait pas deux gars avec moi qui sortent une ou deux Simplicity tous les mois de l’atelier, ça me simplifierait vraiment la vie. Je pense que c’est dû à mon caractère, à mes exigences. La difficulté rencontrée par les gens qui ont travaillé avec moi a été de tenir sur le long terme. Mais bon, l’un d’entre eux est désormais maître à l’école technique, l’autre est responsable de la formation chez Jaeger-LeCoultre, un troisième fait de la construction chez Greubel Forsey…

– Une de vos trois filles est horlogère, mais, même avec elle, cela n’a pas marché…

– Ce n’est pas évident, vous savez. Il y a une différence importante entre un papa et un patron. Mais aujourd’hui, elle travaille chez Patek Philippe, c’est très bien. Je me suis remarié et ma seconde femme avait également une fille. Elle a aujourd’hui 15 ans, fait des études d’horlogerie et, qui sait, reprendra peut-être l’atelier…

– Si vous n’arrivez pas à transmettre votre savoir, qui fera le service après-vente de vos montres dans trente ans?

– C’est un problème dont discutent toutes les grandes marques. Elles ont fait des montres extrêmement compliquées il y a très longtemps et plus personne ne sait très bien comment les remettre en route. Pour mes montres, ce n’est pas un problème. Elles s’appellent des Simplicity, le nom dit tout. Un horloger soigneux pourra sans problème démonter, nettoyer et remonter la montre.

– Beaucoup de gens sont déjà venus vous voir pour vous proposer une association, un partenariat, un partage de votre nom, etc. Pourquoi est-ce que cela ne s’est-il jamais concrétisé?

– Oui, j’ai vu des jeunes qui rêvent un peu. Mais quand je leur dis qu’il faut rayer les mots week-end, vacances et retraite de leur vocabulaire pour commencer de discuter, ils sont un peu découragés.

– Et les marques? Il se dit que vous êtes en discussions avec Audemars Piguet…

– Il n’y a rien de concret. On se voit une fois par année simplement pour discuter. Pour le moment, je suis libre comme le vent.

– Et s’il s’agissait d’un groupe japonais ou d’un multimilliardaire chinois?

– On entrerait en discussion. Je deviens vieux, vous savez, et je dois assurer mes vieux jours. Je ne veux pas finir ma vie à la charge de la société.


Questionnaire de Proust

– Quel autre métier auriez-vous voulu faire?

– Chirurgien.

– Quel est votre film préféré?

La Grande Evasion (1963), avec Steve McQueen.

– Le bruit qui vous énerve le plus?

– Les motos qui passent devant chez moi à six heures du matin.

– L’aliment qui vous manque quand vous êtes à l’étranger?

– Une bonne fondue.

– La plus vieille chose que vous possédez?

– Une montre de 1750.

– Quel est le fond d’écran de votre ordinateur?

– Une Simplicity.

– Quand est-ce que vous avez pleuré pour la dernière fois?

– Ce matin, car j’ai appris qu’un ami était décédé.


Profil

1948: Naissance à la vallée de Joux

1967: Diplôme à l’Ecole technique du Sentier (l’horlogerie est un choix par défaut)

1978: Après Jaeger-LeCoultre, General Watch et Gérald Genta, il devient indépendant et restaure des montres pour la maison de vente aux enchères Antiquorum

1986: Livraison de cinq Grande Sonnerie de poche à Audemars Piguet

1992: Présentation d’une Grande Sonnerie en montre-bracelet à Bâle

1996: Présentation de la Duality

2000: Présentation de la Simplicity