Depuis sa création en 1988, la Compagnie financière Richemont (CFR) s’est taillé une place de numéro deux mondial dans le luxe, à coups d’acquisitions et de fusions. Le Temps a épluché des dizaines d’années de rapports annuels et recueilli les témoignages d’anciens cadres du groupe, d’historiens et d’analystes – Richemont n’a pas souhaité s’exprimer – pour une plongée dans cette saga entrepreneuriale, dont les origines se trouvent bien loin de son actuel siège mondial à Genève.

Il était une fois, en Afrique du Sud

Afrique du Sud, années 1930. Anton Rupert rêve de devenir médecin mais n’a pas les moyens de financer ses études. Ce jeune Afrikaner se rabat sur la chimie et sort diplômé de l’Université de Pretoria en 1939. Selon Ebbe Dommisse, auteur de Fortunes: The Rise and Rise of Afrikaner Tycoons, il tire de la Grande Dépression un constat qui fera de lui un milliardaire: en période de crise, les gens trouvent toujours le moyen de consommer du tabac et de l’alcool.

La légende veut qu’il se mette à fabriquer des cigarettes dans son garage en 1941. Avec 10 livres anglaises – l’équivalent de 660 francs actuels – et le support de deux investisseurs injectant chacun 25 fois plus, il fonde la marque Voorbrand. Et pose les bases du groupe Rembrandt en 1948, qui étendra ses activités: vins et spiritueux, services bancaires, exploitation minière, ingénierie, alimentaire, et plus tard téléphonie mobile.

Six ans plus tard, Anton Rupert prend une participation majoritaire dans le fabricant de tabac britannique Rothmans International, dans lequel sont intégrés dès 1972 les intérêts étrangers de Rembrandt dans ce secteur. Il en fera le quatrième plus grand cigarettier du monde.

Une histoire de briquet

Changement de décor. En France, Robert Hocq – qui n’a aucune relation avec Anton Rupert – s’impose en roi du briquet. Silver Match, fondée en 1959, devient rapidement numéro un mondial de la branche. Neuf ans plus tard, l’entrepreneur conçoit un briquet ovale en or massif. Avec l’aide du financier Joseph Kanoui, il convainc Cartier, actif dans la joaillerie et l’horlogerie, de lui octroyer une licence.

La marque de luxe plus que centenaire est alors divisée en trois entités réparties entre la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Constatant son potentiel, les deux hommes s’approchent d’investisseurs pour la racheter. Parmi eux, Anton Rupert. Il prend 20% dans Cartier Amérique en échange d’une licence pour produire des cigarettes au nom de la marque. «Lorsque je lui ai demandé pourquoi, il m’a répondu: «It’s one cent more», confie un ancien haut cadre de Richemont. Grâce au nom de Cartier, chaque cigarette était vendue un centime plus cher». Et elles se vendent par milliards.

En 1979, Robert Hocq meurt, percuté par une voiture à Paris. A la suite de quoi Anton Rupert prend une part majoritaire dans Cartier Monde désormais réunifiée. «Robert Hocq n’aurait certainement pas vendu le groupe», poursuit notre interlocuteur.

1988, année fondatrice

Cartier rachète les horlogers suisses Piaget et Baume & Mercier en 1988. Tandis qu’Anton Rupert cherche un moyen de protéger ses activités menacées de boycott et de nationalisation en Afrique du Sud, où l’apartheid touche à son terme. Proche de Nelson Mandela, et ayant contribué à la fin du régime ségrégationniste, il n’entend pas pour autant y laisser sa fortune.

La solution vient de son fils, Johann, banquier ayant fait ses armes chez Lazard, à New York. Son idée: séparer en deux le groupe Rembrandt. Ce dernier conserve les intérêts sud-africains de la famille Rupert, tandis que ses actifs internationaux sont réunis au sein d’une nouvelle holding en Suisse, à Zoug. La Compagnie financière Richemont voit le jour le 16 août 1988 et se voit cotées à la bourse suisse en septembre, ainsi qu'à celle de Johannesburg, avec cinq secteurs d’activité: tabac, luxe, services financiers, ressources naturelles et biens de consommation.

Pourquoi la Suisse plutôt que Londres, où est déjà coté Rothmans International? «Pour la stabilité politique, la sécurité juridique absolue, les avantages fiscaux et une particularité qui sert aujourd’hui encore les intérêts de la famille», répond l’ancien cadre. Grâce à la structure de l’actionnariat, les Rupert ne détiennent que 10% du capital de Richemont, mais 50% de ses droits de vote.

Une décennie d’expérimentation

Pendant la décennie suivante, le groupe développe des services de télévision payants à l’international, cesse la distribution de biens de consommation, remplace ses activités pétrolières et gazières aux Etats-Unis par… de la vente par correspondance sur catalogue.

Sa structure organisationnelle est clarifiée par la séparation nette du tabac et du luxe. Ce dernier se voit réuni sous l’égide du groupe Vendôme en 1993. Son objectif? «Développer chacune de ses marques pour générer une croissance à long terme au profit de ses actionnaires, en veillant à ce que la réputation et l’intégrité des marques soient maintenues, et dans la mesure du possible améliorée», précise le rapport annuel de 1997. Mais «ni la protection des marques, ni leur développement à long terme ne seront compromis au profit de récompenses à court terme».

Au travers de la marque Cartier, principalement, Richemont transforme l’horlogerie suisse: «A l’époque, ce n’est pas encore un groupe industriel, mais de management de marques. Il a très fortement contribué à apporter une dimension de luxe exclusif à la branche, notamment en créant des histoires pour bien positionner ses produits», constate l’historien horloger Pierre-Yves Donzé.

Durant ces dix ans, le tabac constitue encore la principale source de revenus du groupe, en contribuant en moyenne à 68,2% de son chiffre d’affaires.

Le tabac devient tabou

Un virage majeur est pris à la fin du siècle. Alors que les politiques antitabac se multiplient en Europe et aux Etats-Unis, la CFR cède Rothmans au numéro deux mondial British American Tobacco (BAT), contre 23,3% des parts de BAT. Elle n’a plus de contrôle, mais conserve des dividendes substantiels. «Pour rester compétitif, des économies d’échelles que seule une fusion pouvait apporter étaient nécessaires», déclare Johann Ruppert dans le rapport annuel de 1999.

L’activité télévisuelle, gourmande en investissements et concurrencée par le développement d’internet, est fusionnée avec le groupe français Canal+, dans lequel Richemont prend 15%. Qu’il échange ensuite contre une participation de 2,9% dans Vivendi.

L'année 1999 marque la fin du groupe Vendôme – renforcé par les rachats de Vacheron Constantin, Lancel, Sulka, Hackett, Shanghai Tang, Seeger et Purdey – dont les structures fusionnent avec celles de la CFR. Cette consolidation coïncide avec la création des grands groupes horlogers. Son concurrent français LVMH acquiert la même année TAG Heuer, Zenith, Ebel et Chaumet, tandis que Swatch Group, qui a remplacé la Société de microtechnique et d’horlogerie (SMH) un an plus tôt, rachète Breguet, Jacquet Droz et Glasshütte Original.

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Le patron historique de Cartier Monde et Vendôme, Joseph Kanoui, se voit contraint de céder les commandes de la nouvelle entité à Johann Rupert. «C’était presque un coup d’Etat qu’Anton Rupert a laissé faire», témoigne un ancien cadre du groupe. Toujours en 1999, Richemont acquiert 60% du joaillier français Van Cleef & Arpels, totalement repris par la suite.

Du luxe, et c’est tout

Dès 2000, Richemont se présente exclusivement comme un groupe de luxe. Il se vend ses parts dans Vivendi pour 1,2 milliard d’euros ainsi que 9,5% de ses parts BAT, pour 740 millions d’euros. Il finance ainsi en grande partie le rachat du groupe horloger LMH (Jaeger-LeCoultre, IWC, A. Lange & Söhne), visant à renforcer son outil industriel. Il l’obtient au nez et à la barbe de LVMH: «Bernard Arnault était fou furieux. Il avait fait une offre de 3 milliards d’euros, mais Richemont avait promis 80 millions de plus que la meilleure offre», s’amuse un cadre de l’époque.

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Durant cette décennie, marquée par le décès d’Anton Rupert en 2006 à 89 ans, le siège du groupe déménage de Zoug à Genève. Richemont investit dans le spécialiste de la mode en ligne anglais Net-a-Porter, le couturier Alaïa et les entreprises horlogères Roger Dubuis et Minerva. Si ses marques restent autonomes, les synergies déjà encouragées au sein de Vendôme sont encore renforcées dans différents domaines: logistique, distribution, administration, finance, service après-vente…

Sur le plan stratégique, toutes les décisions des marques concernant les nouveaux produits et le marketing sont soumises depuis 2003 à l’approbation d’un comité composé de membres du haut management du groupe et présidé par Johann Rupert. «Cela lui donne la mainmise sur l’évolution des marques, mais permet aussi d’éviter des fausses routes», confie l’un de ses proches.

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«A l’époque, il y avait des leaders charismatiques qui avaient une vraie sensibilité pour le produit. Ils parvenaient à imposer leurs vues pour défendre l’authenticité de leurs marques et créer de la valeur. Avec le temps, la finance, la politique et les résultats à court terme ont pris toujours plus d’importance, au détriment de la créativité», déplore un ancien cadre du groupe, rejoint dans ses propos par d’autres ex-Richemont.

En 2008, la CFR transfère ses actifs non liés au luxe, dont ses parts restantes dans BAT (19,5%) qui lui ont rapporté 609 millions d’euros de dividende l’année précédente, dans un nouveau véhicule d’investissement, Reinet, basé à Luxembourg. 90% de ces parts seront ensuite redistribuées aux actionnaires.

Les Chinois ne font plus de cadeaux

Le groupe sort relativement indemne de la crise financière de 2008-2009, grâce à d’importantes réserves de liquidités. Mais ce n’est que pour mieux subir les mesures de lutte anti-corruption lancées par la Chine dès 2012. Les ventes de montres suisses, qui font alors souvent office de cadeaux aux hauts fonctionnaires, dégringolent. La crise du franc fort provoquée par l'abolition du taux plancher par la Banque nationale Suisse en janvier 2015 constitue également un coup dur.

«Cela s’est traduit par des coupes dans les budgets de Recherche & Développement et une diminution des prises de risque. Quand le haut management a constaté que cela ne fonctionnait pas, il a commencé à restructurer [500 suppressions de postes en 2015, 170 licenciements chez Vacheron Constantin et Piaget en 2016, ndlr], ce qui a provoqué des pertes de savoir-faire», indique un ancien collaborateur.

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Ces mesures n’empêchent pas Richemont d’investir dans ses unités de production pour améliorer leur réactivité. Il développe par ailleurs son propre réseau de distribution – économisant ainsi les marges des détaillants – en mettant l’accent sur les marchés porteurs, comme le mentionnent plusieurs rapports annuels. Des inventaires sont rachetés pour lutter contre le marché gris.

Le groupe renforce aussi ses activités dans la vente en ligne (Yoox, Watchfinder, partenariats avec Alibaba et Farfetch). Dans les marques de mode s’ajoutent Peter Millar et AZ Fashion, dans la joaillerie, Buccellati. Pour financer ses investissements, Richemont profite de taux attractifs pour lever pour la première fois des fonds obligataires sur le marché européen en 2018, pour 4 milliards d’euros, auxquels se sont ajoutés 2 milliards d'euros l'an dernier.

Des défis à relever

Richemont fait aujourd’hui face à plusieurs défis. Cartier et Van Cleef & Arpels – qui ont remplacé le tabac en tant que machines à profit – font face aux ambitions de LVMH et de sa filiale Tiffany, acquise pour plus de 14 milliards d’euros en début d’année 2021. De nouvelles impulsions doivent être données aux marques horlogères mises à mal par la crise politique de Hongkong et le Covid-19. Sans parler des pertes endémiques de la distribution en ligne et des activités modes et accessoires.

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«Un reproche fait à Johann Rupert est d’être trop conservateur, confie un bon connaisseur des finances du groupe. En bourse, la performance de Richemont ces cinq dernières années est mauvaise par rapport à Kering et LVMH. Mais je ne vois pas Johann Rupert vendre des marques en difficulté tant que la joaillerie fonctionne. Alfred Dunhill [mode masculine] perd de l’argent depuis quarante ans, mais elle est toujours là.» Rares sont en effet les filiales à avoir été cédées depuis 2000: Lancel, Hackett, ou encore Shanghai Tang.

Le groupe compte aujourd’hui 24 sociétés et emploie 34 760 personnes, dont près de 8000 en Suisse, selon son dernier rapport annuel. Il a réalisé l’an dernier un chiffre d’affaires de 14,4 milliards de francs, pour un bénéfice de 1,4 milliard et une valorisation proche de 64 milliards. La fortune de Johann Rupert, elle, est actuellement estimée à 6,4 milliards de francs, selon Forbes.

Pourrait aussi se poser la question de la succession du milliardaire sud-africain, qui a fêté ses 71 ans ce mardi. «Johann Rupert est très secret et méfiant, il n’en parle à personne, indique l’un de ses proches. Je ne le vois pas prendre des dispositions, même vis-à-vis de ses enfants [son fils, Anton, 33 ans, a rejoint le conseil d’administration de la CFR en 2017, ndlr]. S’il venait à disparaître, les actionnaires qui détiennent 90% du capital pourraient faire pression pour vendre ce qui n’est plus rentable.» En attendant, la saga de la Compagnie financière Richemont continue de s’écrire.