Horlogerie
Ils ont en commun d’être suisses, de vendre des montres et de traverser une période difficile. Mais l’industriel biennois et le groupe de luxe genevois ont une vision et une culture d’entreprise fondamentalement opposées. La preuve par sept

Ils étaient nonante, tout au plus. Réunis la semaine dernière dans un palace genevois, les actionnaires de Richemont sont restés assis à écouter le président du groupe genevois, Johann Rupert, se désoler de la situation sur le marché du luxe. Il n’y a eu ni interruption, ni prise de parole. En cinquante-trois minutes, ils ont voté «oui» aux dix propositions qui figuraient à l’ordre du jour et sont ensuite allés croquer un canapé au saumon.
Les vingt membres du conseil d’administration – dont le Duc de Wellington ou l’ancien président de Glencore, Simon Murray – sont, eux, repartis dans leurs grosses berlines noires. Deux heures après le début de l’événement, il n’y avait plus personne.
Deux cultures d'entreprises fondamentalement différentes
Autre assemblée générale, autre univers. Le 11 mai, Swatch Group a organisé une véritable réunion de famille. Comme le veut la tradition, les 3275 actionnaires massés dans le vélodrome de Grange (SO) ont tous reçu une Swatch spécialement fabriquée pour l’occasion.
Nick Hayek et sa sœur Nayla, présidente du groupe, ont fait le show pendant plus de deux heures. Un actionnaire a réclamé une nouvelle fois le passage au vote électronique. Sa proposition a été balayée par la foule. «L’esprit de la Landsgemeinde l’a emporté de manière exceptionnelle», se souvient un cadre de Swatch Group. Une cafétéria géante avait été ouverte sur le parking pour nourrir tout le monde. Ambiance fête de village.
«Swatch, c’est populaire. Quand elle a été fondée, en pleine crise horlogère, c’est tout un pays qui a soutenu le projet SMH, se rappelle un vétéran de l’industrie. Il y a eu une sorte d’élan patriotique envers Hayek père, le sauveur. Tous les petits investisseurs suisses y sont allés de leur poche pour acheter cinq, dix actions.»
Si le groupe d’origine sud-africaine Richemont est historiquement lié à Cartier via le groupe Vendôme, il a également investi dans le tabac (Rothmans) et les médias (Canal +) avant de se concentrer dans le luxe. «Les petits actionnaires suisses ont-ils une seule action Richemont?», se demande notre interlocuteur.
Deux géants de l’horlogerie, basés en Suisse et gérés par une famille. Mais deux cultures d’entreprise fondamentalement différentes. Aujourd’hui, dans un marché horloger morose, ces deux sociétés avancent chacune leurs pions avec un style qui leur est propre. Sans prétention d’exhaustivité, «Le Temps» a déniché sept différences qui font que Swatch Group n’est pas Richemont. Et inversement.
Les nombreux interlocuteurs que nous avons interrogés se sont toujours montrés loquaces, mais, pour la plupart, n’ont pas souhaité apparaître nommément. Soit parce qu’ils travaillent pour l’un des groupes, soit parce qu’ils ont des relations d’affaires directes avec eux et ne veulent pas les compromettre.
1 La stratégie
Les statistiques publiées mardi n’ont fait que le confirmer: l’horlogerie est aujourd’hui en crise. Après des années de très forte progression, de Hongkong à Paris en passant par Moscou, les ventes dégringolent. Grossièrement résumé, on pourrait dire que les touristes chinois n’achètent plus autant et plus dans les mêmes boutiques qu’auparavant. A cela vient s’ajouter le franc fort, qui renchérit les coûts de production des groupes. Face à cette «nouvelle normalité», comme l’a qualifiée le président de Richemont Johann Rupert, les deux plus grands vendeurs de montres de la planète n’adoptent pas la même posture.
Lire aussi: Pour Johann Rupert, les résultats de Richemont sont «inacceptables» (14.09.2016)
Depuis début 2015, Richemont a supprimé 500 de ses 8000 emplois suisses. C’est l’une des raisons pour lesquelles ses marges souffrent (un peu) moins. Sa comptabilité, en euros, est aussi moins pénalisée par la force du franc. Enfin, et surtout, Richemont tire une bonne partie de ses revenus d’un marché joaillier encore vigoureux. Celui-ci représente 55% des ventes, alors que Swatch Group gagne entre 8 et 9 francs sur 10 dans l’horlogerie.
Dans l’adversité actuelle, le groupe biennois suscite une certaine incompréhension auprès des analystes financiers. Il se refuse à réduire drastiquement ses effectifs. «Je peux comprendre la vision de Nick Hayek, mais il y a une limite à partir de laquelle il faut agir», explique René Weber, analyste de la banque Vontobel. Ce n’est pas l’avis du grand patron: «J’ai toujours accepté de gagner moins d’argent à court terme, afin de préserver l’emploi», expliquait-il dans ces colonnes en juillet dernier.
Pour bon nombre d’observateurs, cette vision à long terme ferait défaut chez Richemont, concentré surtout sur ses rapports trimestriels et les dividendes versés à ses actionnaires. «C’est faux, contredit l’un de ses cadres, citant l’exemple de Van Cleef & Arpels. Il y a dix ans, la marque faisait la taille de Chaumet (marque joaillière en mains de LVMH, ndlr) et perdait de l’argent. En 2016, elle doit faire dix fois la taille de Chaumet et est l’une des marques les plus rentables. Vous croyez que Johann Rupert aurait continuellement investi dans cette maison, s’il ne croyait qu’au court terme?»
2 La philosophie
Nos interlocuteurs sont toutefois unanimes: la vision des deux groupes repose sur des logiques très distinctes. «Swatch Group se demande comment fabriquer un produit, Richemont se demande comment le vendre», résume un distributeur de produits de luxe.
Le groupe biennois est un industriel. Il fournit la plupart des autres horlogers avec ses fabriques de mouvements, d’organes réglants, de couronnes, d’aiguilles ou d’huiles mécaniques. Swatch Group possède quelque 160 usines dans lesquelles il produit aussi des circuits intégrés, des batteries ou des capteurs pour les géants de l’électronique ou de l’automobile.
«Le groupe se sent investi de la mission de faire subsister l’industrie horlogère suisse», explique Pierre-Yves Donzé, professeur associé à l’Université d’Osaka. Nicolas Hayek (le feu père de Nick Hayek, ndlr) parlait souvent d’un outil de production à protéger, à développer. «Il parlait de «manufacturing». C’était pour lui la chose la plus importante», se rappelle un proche ayant travaillé à ses côtés.
Richemont, lui, est davantage décrit comme un groupe commercial, voire financier. Pierre-Yves Donzé précise: «Le but de Richard Lepeu, comme de ses prédécesseurs ou de ses successeurs, est davantage centré sur les profits. Le besoin de s’investir dans la vie suisse est moins présent, c’est d’ailleurs pour cela que les Suisses le connaissent si peu comparé à Nick Hayek.»
En bref, comme le résume un interlocuteur français, Richemont, c’est la sophistication de l’axe Paris-Genève, plus feutré, plus policé. Alors que Swatch Group, c’est la campagne suisse, c’est Bienne.
Conséquence, ce dernier a été plus lent à apprivoiser les virages stratégiques de l’industrie du luxe. «Richemont était bien avant nous dans le retail (la vente au détail, ndlr), qu’ils ont particulièrement bien réussi à développer, concède un cadre de Swatch Group. C’est une sacrée force: Montblanc, par exemple, possède des magasins exceptionnels dans tous les aéroports du monde.» Si aujourd’hui, les deux groupes disposent d’un réseau mondial de boutiques, Richemont a progressé avec quelques coups d’avance. S’inspirant de Louis Vuitton, «Richemont, avec Cartier, a très vite compris qu’il fallait ouvrir des enseignes monomarques, d’abord franchisées puis ses propres boutiques. Chez Swatch Group, cette stratégie est arrivée plus tardivement», se souvient un proche de l'entreprise.
Le groupe genevois a toujours cherché des emplacements stratégiques, affirme-t-il. Ses boutiques sont ouvertes et fermées de manière opportuniste, en fonction des endroits où voyagent les Chinois. Et de comparer: «Chez Swatch Group, de nombreuses enseignes ont été ouvertes pour occuper le terrain. Un peu comme quand Coop et Migros ouvrent de nouveaux centres pour empêcher Aldi et Lidl de s’y installer.»
3 Les salons
S’il y a bien un endroit où Swatch Group occupe le terrain, c’est à Bâle. Le groupe est, avec Rolex, le principal pilier de la foire horlogère annuelle. Chaque année, près de 150 000 visiteurs et environ 1500 marques se retrouvent dans la cité rhénane. «C’est l’aspect populaire de l’horlogerie, au sens noble du terme», souligne un cadre de Swatch Group.
Pas du tout, rétorque l’un de ses homologues de Richemont, dont les marques y sont absentes: «L’esprit Bâle, ce sont des kilomètres de vitrines où il est impossible de vraiment dénicher les nouveautés. C’est une foire, alors qu’à Genève, c’est un salon.»
A Palexpo, le Salon international de la haute horlogerie (SIHH) réunit les marques de Richemont et quelques autres (24 au total) pendant une semaine. «Il a été créé par Richemont justement pour se distinguer de Baselworld», rappelle Pierre-Yves Donzé.
Justement, le grand public n’y sera invité que pendant une journée, et ce à partir de 2017. Jusqu’ici, ce salon était réservé aux professionnels et aux médias. «Il n’y a que des gens en costume trois pièces avec chaussures ripolinées. Tout est offert et les visiteurs sont sélectionnés et accompagnés», résume un habitué.
4 Les patrons
Se distinguer l’un de l’autre, les deux grands patrons en personne y arrivent aussi. Le matin du 15 janvier 2015, le taux plancher vient d’être abandonné. Les marchés s’affolent et les chefs d’entreprise cherchent à comprendre. Il ne faut pourtant que quelques minutes pour connaître l’état d’esprit de Nick Hayek. Il parle alors d’un «tsunami» et ne se prive pas pour critiquer l’attitude de la BNS dans de nombreux médias suisses. Presque deux ans plus tard, le terme de tsunami circule encore. Et la BNS en prend encore pour son grade.
Si Nick Hayek fait si souvent parler de lui, c’est parce que les médias, horlogers ou non, se tournent volontiers dans sa direction pour connaître son avis. L’inverse n’est pas impossible non plus. Ceci en sachant que son discours trouve toujours un écho remarquable.
Chez Richemont, la politique officielle, c’est de «laisser les marques s’exprimer». Du coup, le patron de Richemont Richard Lepeu se fait beaucoup plus discret. Ses interventions publiques sont rarissimes. «Il ne veut pas faire de vagues, il préfère se taire que de risquer de se tromper», confie un proche. Sans compter que, s’il est une sorte de super-salarié du groupe, «il est salarié quand même. Notre vrai grand patron, c’est Johann Rupert», commente le chef de l’une des marques de Richemont.
Siège de Richemont à Bellevue, près de Genève / Keystone
Hormis à l’assemblée générale annuelle, ce dernier, actionnaire majoritaire et président du conseil d’administration de Richemont, est aussi absent de la scène publique. Donner des interviews, ça l’agace. Cette discrétion vaut aussi à l’interne. Johann Rupert passe rarement à Bellevue, où le siège du groupe est niché dans un «vaisseau» comptant 12 000 m2 de vitrage agencés par l’architecte Jean Nouvel. Dans cette propriété, un jardin parsemé de chalets anciens et de cèdres centenaires, le Sud-Africain y vient quatre ou cinq fois par année pour assister aux SPCC (Strategic Products and Communication Comity), des séances durant lesquelles les patrons de marques viennent présenter les futures innovations produits et marketing. Chez Richemont, les cadres sont très libres, mais «toutes les décisions sont très politiques», explique-t-on.
A Bienne, c’est tout l’inverse. L’odeur des cigares de Nick Hayek embaume tout un étage du bâtiment sans faste qui abrite le siège de Swatch Group – un nouveau site, dessiné par le Japonais Shigeru Ban, est en construction. «Notre direction est très opérationnelle. Les Hayek suivent de près ce qu’il se passe dans les marques et s’impliquent énormément dans chaque projet, explique une ancienne employée du groupe. Toutes les décisions, y compris des décisions mineures, comme l’aménagement d’un magasin, sont prises par deux ou trois personnes.»
Siège de Swatch Group à Bienne / Keystone
Contactés pour cet article, les deux groupes ont d’ailleurs réagi en droite ligne de cet état d’esprit: Richemont a refusé d’y prendre part, tandis que Swatch Group a envoyé un long courriel détaillant ses activités et ses récents investissements.
5 Les marques
Chez Swatch Group, la hiérarchie est claire et précise. Harvard en a même fait un cas d’école. La pyramide des marques est si bien conçue que la prestigieuse université américaine l’a reprise dans l’une de ses études de cas en la baptisant le «wedding cake» (gâteau de mariage). Des premiers prix (Flik Flak, 60 francs) jusqu’au très haut de gamme (Breguet, où certaines références se monnaient plusieurs centaines de milliers de francs), le groupe occupe tous les segments possibles de l’horlogerie. Dans son e-mail envoyé au «Temps», Swatch Group l’affirme, c’est «sa principale particularité, sa richesse et son avantage concurrentiel».
Explorez: les marques de Swatch Group / Richemont
Le trio des marques milliardaires Tissot-Longines-Omega (prix de ventes courant de 250 à 8000 francs) est particulièrement fort. «Tous ensemble, on occupe le terrain, il n’y a que peu de chevauchement sur nos prix», se félicite le patron de l’une de ces marques.
Chez Richemont, ce qui est clair, c’est que l’on ne fait que dans le haut de gamme. La seule marque qui se frotte aux milieu de gamme de Swatch Group, c’est Baume & Mercier, mais avec des volumes relativement confidentiels – 80 000 pièces en 2015, contre 1,3 million pour Longines, selon Vontobel. Conséquence, l’essentiel des affaires se fait sur des segments de prix plus ou moins identiques entre les marques. «D’où la cannibalisation et la compétition entre les marques», confirme un horloger concurrent.
A l’interne, on acquiesce. Il existe une certaine rivalité. Saine ou pas, selon les témoins. Certains tiennent toutefois à préciser que les marques de Richemont ont toutes des personnalités sensiblement différentes. Une famille aussi, mais à sa manière. IWC pour les pilotes, Panerai pour les plongeurs. Lange & Söhne s’adresse aux collectionneurs, tandis que Piaget s’est spécialisée dans les montres ultraplates.
6 Les investisseurs
Richemont, une famille qui, parmi ses proches, englobe la communauté financière. En tout cas bien davantage que Swatch Group. «Les deux groupes ont une attitude totalement différente vis-à-vis des investisseurs», expose Jon Cox. L’analyste de Kepler Cheuvreux, qui suit le destin de deux entreprises depuis les années 1990, observe que Richemont «est beaucoup plus sympathique avec les marchés. Swatch Group est hostile vis-à-vis de la communauté financière». Pas hostile, rétorque Swatch Group, «mais notre mission est de développer, produire et commercialiser de belles montres, non pas des actions».
Personne n’a toutefois oublié les vives critiques de Nick Hayek vis-à-vis des analystes financiers. En couverture de son rapport annuel 2008, alors qu’il a subi de plein fouet la crise des subprimes, le groupe place un gros signe d’avertissement: «Attention: cette publication n’est pas recommandée aux acrobates et aux jongleurs du cirque financier actuel.»
Swatch Group est aussi le seul groupe coté en bourse de Suisse qui ne donne pas d’agenda précis aux analystes. Personne ne sait vraiment quand il dévoilera ses chiffres. Le calendrier de Richemont, lui, est clair. De plus, le groupe organise régulièrement des roadshows dans le monde entier. «Les analystes et les investisseurs ont un accès direct aux dirigeants», raconte René Weber, de Vontobel. L’homme le plus visible du groupe, c’est d’ailleurs Gary Saage, le directeur financier. Et même s’il ne porte pas non plus les analystes financiers dans son cœur, «Johann Rupert est un ami de la communauté financière», conclut Jon Cox.
7 Les fournisseurs
En amont de la chaîne, Swatch Group et Richemont adoptent aussi une posture différente. Tous deux s’approvisionnent auprès d’une constellation de sous-traitants allant de la région bâloise à Genève, en passant par le Jura, Neuchâtel et la vallée de Joux. Il n’est pas rare non plus que l’un et l’autre s’adressent à la même entreprise. Voire l’un à l’autre dans certains cas.
«Richemont, avec en toile de fond Cartier, est un groupe qui est resté très français, je dirais même très parisien dans son approche, observe un sous-traitant basé dans le Jura. Leurs dirigeants arrivent avec leurs processus et leur centralisation. Cela a parfois suscité l’incompréhension et provoqué des dégâts au sein des entreprises qui ont été rachetées. En revanche, lorsque Nick Hayek choisit de racheter un fabricant, il s’adapte à cette structure et lui laisse un temps d’adaptation. Il comprend mieux l’industrie.»
Il ne faut pas pour autant croire que Swatch Group est tendre avec ses fournisseurs, intervient un autre sous-traitant qui travaille avec les deux groupes. Ce dernier juge Swatch «très dur, pas plus conciliant que Richemont. La pression est immense.»
Avec Swatch Group, «on va vers l’efficacité, ajoute un troisième témoin. Un fournisseur reste un fournisseur, ce n’est pas un partenaire, ni un ami». Les négociations seraient d’ailleurs bien plus ardues avec le groupe biennois. «Ils doivent tenir et serrer le prix, si vous gagnez 8% de marge, c’est un maximum. Avec des marques de Richemont, certes pour des moindres quantités, on peut facilement imaginer avoir une marge de 20%.»
Lire aussi l’interview de Nick Hayek: «Swatch Group vend des montres, pas des actions» (21.07.2016)