Anne Labarthe, ensemble, c’est tout
Portrait
Elle fait partie des militants qui ont fondé, en 1994, la Codha, coopérative de l’habitat associatif bien connue des Genevois. La codirectrice déclare sa foi toujours renouvelée dans un logement participatif, écologique et bon marché

Pendant cette année des 20 ans, «Le Temps» met l’accent sur sept causes emblématiques. La cinquième porte sur «l’économie inclusive». Celle-ci vise à mieux tenir des enjeux écologiques, éthiques et égalitaires.
Nous cherchons des idées, des modèles et des personnalités qui, chacun à leur manière, développent une économie et une finance plus intelligentes, qui contribuent à mieux répartir ce qu'elles génèrent entre toutes les parties concernées.
Parfois, le portrait commence en amont, lorsqu’on prend contact avec la personne. Sa manière de réagir dit déjà beaucoup d’elle. Ce fut le cas avec Anne Labarthe, cofondatrice de la Codha, coopérative de l’habitat associatif bien connue à Genève. L’idée de s’exposer en solitaire, sans ses collègues de longue date, a beaucoup gêné cette militante aujourd’hui codirectrice.
Car, plus que tout, cette diplômée en histoire de l’art aime le groupe et la collectivité. «Si tu rêves tout seul, tu restes au stade du rêve. Si plusieurs personnes rêvent ensemble, c’est le début de la réalité.» Telle est la phrase fétiche de cette fondue d’architecture et son parcours, qui a connu les States, les squats et le milieu associatif, témoigne de cette foi dans la multitude. Rencontre sur le site de l’écoquartier de la Jonction, où la Codha vient d’aménager ses nouveaux bureaux au pied du plus grand immeuble de son parc immobilier.
Cent quinze logements. Avec ce nouveau bâtiment couleur terre de Sienne, la Codha change d’échelle. Auparavant, le plus grand de ses immeubles comptait 36 logements… Quand le coopératif grandit, est-ce encore du coopératif? Que fait la Codha pour que l’esprit demeure? «Tout réside dans le mot habitat, répond Anne Labarthe. La Codha, ce n’est pas que des logements. C’est une pensée où tout, de la buanderie au potager, est imaginé et géré par et pour les habitants. L’immeuble de la Jonction fonctionne selon cette règle et plusieurs groupes de travail maintiennent cet esprit.»
Née des squats des années 1990
C’est ainsi. Le coopératif n’est pas gratuit. Si, grâce à la Codha, vous pouvez obtenir un 4 pièces spacieux et écoresponsable de 80 m2 pour environ 1800 francs – une aubaine à Genève! –, ce miracle a un coût: un investissement dans la vie communautaire du lieu. «Oui, mais pour nos membres, ce n’est pas une corvée, sourit Anne Labarthe. C’est au contraire l’occasion de déborder de la cellule familiale et de créer de nouveaux liens, de nouvelles solidarités. La Codha prolonge la mentalité des squats, qui ont inventé des manières d’habiter plus horizontales et plus créatives.»
De fait, la Codha est née en 1994 de cette énergie squat et étudiante. Après avoir occupé des bâtiments laissés vides pour des raisons spéculatives et obtenu des contrats de confiance qui légitimaient leur action, une dizaine de ces militants ont décidé de créer un modèle pérenne qui puisse concilier habitat bon marché et vie communautaire.
«Le squat de Plantamour était devenu la propriété de Credit Suisse suite à une faillite spéculative. Avec les habitants, nous avons déposé un projet de rachat auprès de la banque, mais notre grande difficulté a été de trouver les fonds. Seule la Banque alternative nous a soutenus dans cette aventure. Pendant dix ans, cet immeuble de Plantamour a été le seul de notre parc immobilier. Depuis, nous avons soit acquis des immeubles déjà existants que nous avons adaptés avec les habitants, soit construit à neuf. Aujourd’hui, le parc immobilier se monte à 12 immeubles, dont un à Lausanne et un autre à Viry, en France voisine», précise la cofondatrice.
De doux rêveurs
Au début, les membres de la Codha passaient pour de doux rêveurs, des illuminés. «Dans la presse, on parlait des «adeptes» de la coopérative, comme s’il s’agissait d’une secte! En vingt-cinq ans, les mentalités ont énormément changé. Aujourd’hui, nos modes de vie participatifs et écologiques deviennent des modèles à suivre.»
Pourquoi Anne Labarthe s’est-elle mobilisée sur ce front? Déjà à cause de son goût pour l’architecture qu’elle a démontré, lors de ses études, en consacrant son travail de diplôme à l’agrandissement de Genève au XIXe siècle. Surtout, pour perpétuer l’élan artistique et créatif qui a marqué la ville dans les années 1990. «Dans les squats, il y avait un esprit innovant et joyeux que je n’ai jamais oublié.» Aujourd’hui, cette mère de famille vit à l’Ilot 13, un haut lieu de résistance et de convivialité, et elle espère que la ville et l’Etat reprendront à leur compte cet esprit de solidarité. «Même si, aujourd’hui, plus de 60 coopératives existent à Genève, on a encore beaucoup à faire en termes de consultation et de mobilisation des habitants», constate-t-elle.
Et les Etats-Unis, qu’elle a connus enfant, lorsque son père, ingénieur, y a travaillé pendant trois ans? Quelle trace a laissé sur elle ce séjour en Ohio? «Une grande richesse géographique car, dès que mon père avait congé, on partait en bus VW à travers tout le pays, du Mexique au Canada. Et aussi le constat que l’être humain a une grande capacité d’adaptation. J’avais 8 ans, mon frère 5, on ne parlait pas l’anglais et on a débarqué en milieu d’année dans une école inconnue. Le fait qu’on soit parvenus à se faire accepter m’a montré qu’on a tous beaucoup de ressources, surtout lorsqu’on avance à plusieurs.»
Les clusters, logements nouvelle manière
Le groupe, toujours et encore. Dans le nouvel immeuble d’Artamis, situé dans l’écoquartier de la Jonction, un type d’habitat incarne particulièrement cette idée de communauté: les clusters, inspirés des coopératives zurichoises. «Il s’agit de petits appartements avec chambres et salles de bain privées, disposées autour d’espaces de vie communs, tels que le salon et la cuisine, explique Anne Labarthe. Cela permet des regroupements intergénérationnels intéressants.»
Mais encore? Que propose concrètement un immeuble de la Codha que ne proposent pas les immeubles classiques? «Tous les espaces communs souhaités par les habitants, répond Anne Labarthe. Dans les immeubles de la Codha, il peut y avoir des ateliers de photo, des locaux de musique, des terrasses végétalisées, des coursives qui permettent aux voisins de communiquer, des salles de réunion, de fête, etc.
On a même imaginé des chambres d’amis collectives. Et cette idée s’étend aussi à la vie quotidienne. Il arrive que des habitants partagent la garde des enfants, leurs véhicules, des potagers, etc. Il y en a même qui achètent leur nourriture en gros et partagent leur stock… Rien n’est impossible, du moment que les habitants se mobilisent pour réaliser leurs souhaits. Au fond, nous ne sommes là que pour les y aider!»
Profil
1965 Naissance à Genève.
1973 Séjour de trois ans aux USA en famille.
1990 Vie associative dans les squats genevois.
1992 Licence en histoire de l’art à l’Université de Genève.
1994 Fondation de la Codha avec une dizaine de militants.