Architecture
Les grandes maisons horlogères associent leur nom à de célèbres architectes contemporains. Plus qu’une histoire de prestige, il s’agit de pérenniser la marque au travers d’une construction intemporelle

Industrie du luxe et du savoir-faire, l’horlogerie perpétue sa tradition d’excellence en s’associant à un architecte de renom. Pour nombre d’observateurs, c’est Cartier qui initia le mouvement. L’unité de Villeret Saint Imier en 1992 par Jean Nouvel, puis la manufacture de Suzanne Kaussler en 2001 au Crêt du Locle marquent encore les esprits des spécialistes, qui, lorsqu'on les interroge, y font systématiquement référence. Stratégie classique de promotion d’une entreprise: en s’offrant un splendide édifice, elle se paie une réputation. Et la starisation des architectes de ces dernières années accentue la relation entre architecture et image de marque.
En Suisse, la marque Swatch dévoilera prochainement coup sur coup à Bienne son nouveau siège et son nouveau centre de production Omega. Tous les deux ont été imaginés par le Japonais Shigeru Ban, lequel, en 2007, avait déjà réalisé pour Swatch Group le Nicolas Hayek Center et son «Jardin Grimpant» à Tokyo. Vacheron Constantin a inauguré cette année l’extension de son vaisseau amiral genevois, dessinée par le Lausannois Bernard Tschumi. Audemars Piguet a fait appel au bureau danois d’architecture BIG pour sa «Maison des Fondateurs» au Brassus (VD).
«L’horloger veut être vu dans sa manufacture.»
«Ce qui a changé dans le monde de l’horlogerie, c’est que l’on reçoit au sein même de la manufacture», explique l’architecte Pierre Studer. «Avant on louait des châteaux ou des maisons pour y accueillir les clients. On ne montrait alors qu’une image extérieure à la montre.» Selon l’architecte chaux-de-fonnier, les horlogers sont sensibles à la fibre du savoir-faire et du bien faire. «Je les connais bien, ils recherchent chez l’architecte une démarche intellectuelle qui s’allie à ce qu’ils font. La montre suit des modes, les magasins sont très éphémères: tous les quatre ans on casse tout et on reconstruit. La manufacture, par contre, doit pouvoir durer dans le temps et se développer.»

Afin d’assurer la pérennité de sa construction, chacun y va de ses méthodes. «Lorsque je conçois un bâtiment industriel horloger, je pense aux quatre-vingts métiers qu’il abrite, nécessaires à la fabrication d’une montre. Ce n’est pas un bâtiment réversible: il faut que je réponde au besoin tel qu’il existe et qu’il existera à moyen terme.» Lorsqu’un avion décolle de Cointrin, les passagers peuvent admirer la montre de 150 mètres de diamètre que dessine le bâtiment Piaget à Plan Les Ouates (GE), sans encombrement de voitures qui sont rangées au sous-sol. Le bâtiment offre une lumière naturelle importante dans les ateliers. Quant à la réalisation de la manufacture Greubel Forsey au Crêt du Locle (NE), Pierre Studer a construit sur deux cent cinquante ans de patrimoine. En une véritable métaphore de la mesure du temps, une ferme du XVIIe siècle est le point d’attache d’un bâtiment de verre émergeant de terre, dont l’allure rejoint tant la géologie du Jura que l’inclinaison des fameux tourbillons de la marque. Pour Pierre Studer, «le bâtiment est réussi s’il s’apparente à ce qu’il se passe à l’intérieur.»
Mécanisme complet et délicat
Au Brassus, pour l’espace de démonstration horlogère d’Audemars-Piguet, le bureau d’architecture danois BIG a imaginé une spirale vitrée offrant lumière naturelle et vue sur le paysage de la Vallée de Joux. D’ici 2018, 2400m2 d’espace d’exposition seront dédiés notamment au musée de la marque et à quatre ateliers d’horlogerie traditionnelle. Innovante dans sa forme, mais respectueuse des anciens bâtiments, cette petite colline de verre et de métal s’inscrit dans le paysage environnant. «Ce bâtiment nous a plu parce qu’il était conçu un peu comme une montre, explique Sebastian Vivas, directeur patrimoine et musée chez Audemars Piguet. Tout y est imbriqué pour former un mécanisme complexe et délicat.» Les défis techniques et esthétiques seront nombreux pour la réalisation de la nouvelle Maison des Fondateurs d’Audemars Piguet, dans un environnement climatique «hostile». Des challenges qui s’annoncent «à tel point stimulants» que le créateur de BIG, Bjarke Ingels, a décidé de s’investir personnellement dans cette réalisation. Il défend une architecture utopique et pragmatique «qui se doit d’exploser le cadre normatif actuel» car l’architecte en est persuadé: le développement durable stimule la créativité. «L’architecture ne se produit jamais dans les conditions cliniques d’un laboratoire, mais répond toujours à une série de conditions existantes – le contexte, la culture, le paysage, le climat.»
L’architecture comme tradition
Si Swatch Group a retenu le projet de Shigeru Ban, c’est «parce qu’il tient compte du paysage environnant et y intègre de façon remarquable les anciens édifices Omega, protégés en tant que patrimoine et témoins de l’ère industrielle de la ville», explique le service de presse de la multinationale. Le groupe horloger genevois Vacheron Constantin, lui, voit l’architecture comme une tradition. Son bâtiment du Pont-de-l’Ile a été construit en 1880 par Jacques-Elisée Goss, l’architecte du Grand-Théâtre. En 2004, la manufacture inaugurait son nouveau quartier général de Plan-les-Ouates sur des plans de l’architecte Bernard Tschumi. Un bâtiment aux arêtes douces constitué de deux enveloppes, une extérieure (en acier perforé) et l’autre intérieure (en bois), dont le toit qui dégringole sur tous les bords étend son rôle protecteur le long de la façade.
L’extension de l’immeuble principal a été réalisée et inaugurée au printemps 2015. Géométriquement différente, l’esthétique du bâtiment a été conçue pour résister au temps. La proposition la plus futuriste a été sélectionnée, une manière de montrer que l’horlogerie n’est pas une industrie figée et rétrograde.
Paroles d’architectes
«Le savoir-faire des manufactures est une source d’inspiration formidable. La proximité entre création et production est gage d’une formidable valeur ajoutée que les architectes suisses cherchent à transcrire dans leurs œuvres. Architectes et horlogers parlent la même langue. On ne crée pas seulement de l’image, on privilégie aussi les qualités de travail des artisans. Regardez Hublot qui investit dans une crèche avant tout autre artifice.»
Patrick Reymond – atelier oï-sa, réalisation de la manufacture Jaquet Droz en 2010.
«Avant de lancer en 1999 le concours d’architecture pour la manufacture Cartier de La Chaux-de-Fonds, le groupe Richemont dans sa volonté d’investir les lieux de production des marques avait fait une étude du marché suisse de la construction. Résultat: de l’apprenti à l’architecte, il apparut que la filière reposait sur l’excellence… à l’image de l’horlogerie.»
Pierre Studer, architecte des manufactures Piaget (Plan Les Ouate) et Greubel Forsey (La Chaux-de-Fonds)
«Ebel en son temps avait bien compris l’intrication avec son célèbre slogan «Les architectes du temps». Simplement, je pense que les horlogers vivent avec leur temps; horlogerie et architecture sont deux archétypes de l’univers du luxe actuel. Associer l’un à l’autre semble assez évident.»
Boris Evard du cabinet Evard + Fahrny architectes SA en charge de l’extension Breguet en 2012.