Leur modèle: le Bosco Verticale («forêt verticale»), deux tours de logements inaugurées en 2014 à Milan, en Italie, par l’architecte Stefano Boeri. Mélèzes, cerisiers, pommiers, oliviers, hêtres… Les deux bâtiments de 110 mètres et de 76 mètres de haut portent sur leurs profonds balcons quelque 20 000 plantes et arbres, autant que 2 hectares de forêt. «Ces deux tours sont un prototype, il faudra encore quelques années pour en mesurer tous les effets, mais elles ont permis que ce concept soit enfin pris au sérieux», se félicite l’architecte milanais.
«Partie intégrante de l’architecture»
Pas si simple de faire pousser une forêt en façade, en altitude et en plein vent, dans ce milieu écologique hybride qu’est la ville. «Si on se contente de 30 cm de terre, on ne fait pas pousser des arbres, il faut plus d’un mètre de terre dans des balcons capables de supporter d’énormes charges, prévoir des systèmes d’irrigation, d’élagage… Ce n’est possible que si la végétalisation est pensée dès l’origine comme partie intégrante de l’architecture, et non ajoutée a posteriori par un bureau d’étude technique», explique l’architecte et paysagiste Nicolas Gilsoul, qui a conçu la tour Occitanie avec Daniel Libeskind.
Pour ses forêts verticales, Stefano Boeri dit partir de la végétation: «La façade, c’est le vide laissé entre les terrasses et les balcons en fonction de la trajectoire de croissance des arbres.» A Castelnau-le-Lez dans l’Hérault, pour faire pousser un laurier d’Apollon de 6 mètres sur chacune des 116 terrasses de l’ensemble de logements Prado-Concorde, les architectes Denis Valode et Jean Pistre ont conçu des balcons à section oblique, offrant un mètre de terre tout en donnant aux façades une impression d’envol.
Autre contrainte: le choix des essences, positionnées selon leur résistance au soleil, au vent, à l’humidité… et selon le besoin d’ensoleillement des occupants du bâtiment. «Je travaille avec des botanistes locaux sur les choix d’espèces autochtones. Pour mon projet à Utrecht, je choisis des espèces qui laissent passer le soleil; à Milan, on a planté des arbres à feuillage caduc au nord, mais persistant au sud», détaille Stefano Boeri. Sur la tour de Toulouse, Nicolas Gilsoul multiplie les essences, dont l’énumération fait rêver: genêts, genévriers, arbousiers, pistachiers, grenadiers, chênes verts, acanthes, romarin…
Un projet à 550 millions d’euros
Des tests de résistance au vent seront effectués dans une soufflerie du Centre scientifique et technique du bâtiment, à Nantes. Mais à 150 mètres dans le ciel, une autre difficulté se fait jour: «Il faut créer un milieu vivant à un niveau où il n’y a plus d’insectes pollinisateurs, donc créer un jardin anémophile, pollinisé par le vent, sans polluer l’environnement du canal avec des espèces invasives», explique le paysagiste. Pour évoquer, au sommet de la tour, les cimes enneigées des Pyrénées, Nicolas Gilsoul a choisi des espèces au feuillage argenté, érables panachés, oliviers de Bohême…
Une des clés du succès: planter des arbres qui ont déjà bien entamé leur croissance. A Milan, les plantes ont été élevées en pépinière plusieurs années avant l’arrivée des habitants. Pour son spectaculaire projet de bâtiment-pont au-dessus du périphérique parisien, baptisé Mille Arbres, l’architecte Manal Rachdi va planter quelque 400 arbres sur les toitures, 500 autres au premier niveau et une centaine dans des patios. Erables du Japon, pins rouges, cerisiers, chênes de Troie ou d’Arménie… «On ne se contente pas de planter des graines dans un peu de terre: nous livrons la nature avec le bâtiment, des arbres de plusieurs mètres de haut qui vont arriver par hélicoptère», assure l’architecte. Le volet végétal représente plus de 5 millions d’euros, sur les 550 millions de coût estimé du projet…
La qualité des projets soutient le prix du mètre carré et assure une bonne publicité, mais les forêts verticales érodent sensiblement la rentabilité immédiate des bâtiments
«Réussir ce genre de bâtiment demande un soutien très fort du promoteur», reconnaît Nicolas Gilsoul. Derrière la plupart des projets de ce type en France, on trouve la Compagnie de Phalsbourg. Le promoteur, qui s’est fait connaître en soignant par les plantes les centres commerciaux d’entrées de villes, fait son entrée dans la cour des grands projets urbains, avec un credo: «Créer de beaux paysages urbains en mixant nature et architecture», résume son patron, Philippe Journo. Cet amoureux des arbres va choisir lui-même certaines essences, comme il l’a fait pour l’acacia qui trône dans ses locaux de la place Vendôme, à Paris.
La qualité des projets soutient le prix du mètre carré et assure une bonne publicité, mais les forêts verticales érodent quand même sensiblement la rentabilité immédiate des bâtiments… «Nous pouvons nous permettre ce surcoût parce que nous sommes investisseurs, et pas seulement promoteurs: nous gardons la gestion des bâtiments, nous raisonnons sur le long terme. Nous nous engageons à entretenir ces plantations pendant au moins dix ans, nous sommes la seule foncière à salarier nos propres jardiniers», s’amuse Philippe Journo.
Contrer le réchauffement global et favoriser la biodiversité
Pourquoi se compliquer ainsi la vie? Ne dites pas aux architectes que c’est pour faire joli. Premier objectif: contrer le réchauffement global. «Les trois quarts des émissions de CO2 sont produites en ville, or le CO2 est un fertilisant pour les arbres, les forêts absorbent 40% des émissions des combustibles fossiles. Il faut combattre l’ennemi sur son terrain», estime Stefano Boeri. Les arbres atténuent la canicule en été. Leur canopée maintient les bâtiments au frais, limitant la climatisation. Deuxième atout: respirer mieux. Les arbres aident à lutter contre la pollution, notamment les microparticules, un rôle «particulièrement utile au-dessus du périphérique parisien», souligne Manal Rachdi.
Dernier argument: la biodiversité. «Avec Mille Arbres, nous créons un vrai écosystème à l’échelle d’une forêt. La nature va prendre le dessus: il y aura des oiseaux, des papillons, de petits animaux», assure Manal Rachdi. «A Milan, quinze espèces d’oiseaux ont nidifié sur les tours: des faucons, des martinets», se félicite Stefano Boeri. Et 9000 coccinelles avaient été déposées sur les façades pour lutter contre les parasites, sans recourir aux pesticides.
Les tours de Milan sont des logements de luxe, mais on peut réaliser ces immeubles pour un coût très bas, avec des solutions structurelles simples
«Le reboisement urbain doit devenir une priorité: dans les rues, dans les parcs, mais aussi sur les bâtiments eux-mêmes», insiste Stefano Boeri. Celui-ci prépare la prochaine génération de Bosco Verticale. A Chavannes-près-Renens (VD), il a conçu une tour de logements de 117 mètres aux façades rythmées par des loggias blanches en porte-à-faux et une centaine de cèdres. A Eindhoven, aux Pays-Bas, une tour de 120 mètres doit devenir la première forêt verticale HLM. «Le coût, c’est une autre frontière, admet l’architecte. Les tours de Milan sont des logements de luxe, mais on peut réaliser ces immeubles pour un coût très bas, avec des solutions structurelles simples.»
«Cités forestières»
A Nankin, en Chine, Stefano Boeri travaille sur deux tours de 108 mètres et 200 mètres de haut, abritant bureaux, hôtel de luxe et commerces. Mais au pays de la démesure urbaine, l’architecte milanais prépare déjà l’étape suivante: de véritables «cités forestières». Il développe pour la municipalité de Liuzhou, une ville-préfecture de 1,5 million d’habitants dans le sud du pays, un ensemble de 200 bâtiments mêlant bureaux, logements, commerces, équipements publics, tous couverts de végétation.
Cette ville-forêt, censée accueillir quelque 30 000 habitants, doit être plantée de 40 000 arbres et d’un million de végétaux variés. De quoi absorber, en principe, 10 000 tonnes de CO2 et 57 tonnes de polluants chaque année, tout en produisant 900 tonnes d’oxygène – tous chiffres à prendre avec prudence, mais l’idée générale est là.
En attendant un quartier de futaies aériennes en France, l’Italien a conçu à Villiers-sur-Marne, dans le Val-de-Marne, sur un des sites où s’urbanise la métropole du Grand Paris, le projet Forêt blanche, une tour de 54 mètres à structure en bois, couverte par 2000 arbres et plantes. Il voisinera avec d’autres ensembles de bâtiments en bois alliant nature et architecture, conçus par Manal Rachdi, Kengo Kuma et d’autres. Un mouvement est lancé. «Auparavant, on perdait tous les concours avec ce genre de projets, constate Manal Rachdi. Désormais, on commence à gagner.»
Une tour végétale prévue dans la région lausannoise
Pas moins de 35 étages. Avec ses 117 mètres, la tour des Cèdres sise à Chavannes-près-Renens pourrait devenir la plus haute de Suisse romande. Ce projet de gratte-ciel végétal devrait accueillir des logements. Les façades de cet immeuble rectangulaire conçu par l’architecte milanais Stefano Boeri devraient être couvertes de pas moins de 80 arbres. Sa construction n’a toutefois pas encore commencé.
D’ici à 2025, ce sont au total 17 bâtiments qui doivent voir le jour dans le quartier des Cèdres. Il s’agit de l’une des zones «stratégiques» désignées par le Schéma directeur de l’Ouest lausannois. Le quartier s’étendra sur une superficie de 86 000 m2. Il devrait accueillir 1600 habitants et un millier d’emplois, selon la commune. La pose de la première pierre a eu lieu en juin 2017.