Le tournant monétaire de 2022 change la donne immobilière. Le Temps vous propose une série d'articles et de contributions externes pour prendre la mesure des enjeux qui en découlent. La thématique est à l'affiche du Forum Immobilier qui aura lieu le jeudi 4 mai, à 16h30, à Lausanne. Informations ici, inscriptions dès la mi-mars.

Retrouvez tous ces articles et contributions dans notre dossier.

L’investissement immobilier entre dans une nouvelle ère. La fin de la longue période des taux négatifs a contraint les investisseurs à repenser leur stratégie de placement. Spécialiste du conseil en immobilier commercial, JLL Suisse est un témoin privilégié des transformations en cours sur le marché, puisque la société réalise à la fois des transactions, mais aussi des estimations d’objets. Depuis sa création en 2012, l’entreprise a réalisé des ventes pour un volume de 14 milliards de francs. La filiale helvétique du groupe américain JLL représente aussi des locataires à la recherche de locaux et des propriétaires pour la location d’immeubles commerciaux. Dans ce cadre, elle signe pour environ 100 000 m² de contrats locatifs tous les ans. Responsable de JLL pour la Suisse romande, Sophie Carliez livre son analyse sur l’évolution et les perspectives de l’immobilier de rendement.

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Le Temps: Comment le revirement des taux d’intérêt a-t-il affecté votre activité?

Sophie Carliez: Nous avons vécu trois chocs successifs, soit les resserrements monétaires de la Banque nationale suisse (BNS) en juin, en septembre et enfin en décembre. Ce qui a inévitablement affecté le marché. Il faut rappeler qu’en début d’année 2022, il n’y avait toujours aucune réelle alternative aux investissements immobiliers. Avec le début de l’inversion des taux, au second semestre de l’année, les investisseurs ont été déstabilisés par le changement de cap monétaire et la poussée de l’inflation. Ils ont fait preuve de prudence. Dans ces conditions tendues, plusieurs véhicules de placement n’ont pas pu atteindre totalement leur volume cible d’émission de titres. Certains ont même choisi de reporter leurs projets face à la volatilité du marché. En 2022, il a toutefois été collecté au total quelque 3,9 milliards de francs, un volume certes inférieur à 2020 (4,6 milliards) et à 2021 (5,8 milliards), mais qui reste dans la moyenne des années 2015 à 2021. Le marché reste solide et conserve le même niveau de liquidité. De nombreux acteurs se sont adaptés aux nouvelles conditions-cadres et ont recalibré leurs critères d’investissement. La fin probable de la hausse des taux d’intérêt pourrait mettre un terme à la réorientation opérée par de nombreux investisseurs et ramener plus de capital vers les classes d’actifs dans l’immobilier.

Concrètement, qu’est-ce qui a changé?

Le marché a longtemps été très stable. Nous faisions des appels d’offres pour les transactions et c’était le plus offrant qui arrivait à acquérir l’objet. La grande différence, c’est que nous avons désormais moins de candidats lors des appels d’offres. Nous avons cependant réussi à mener à terme plus de 90% de nos transactions l’an dernier et à atteindre les objectifs des propriétaires qui vendaient leurs biens. En revanche, nous ne sommes pas arrivés à aller au-delà des prix visés en début de processus. Généralement, notre démarche consiste à «travailler» l’objet pour en augmenter la valeur. Par exemple, nous évaluons les investissements qui seraient nécessaires pour obtenir un label de construction ou si les baux arrivent à échéance, nous les renégocions pour avoir un rendement sur une plus longue période. Ce qui fait notre force, c’est notre capacité à fixer le prix le plus juste du marché. Nous ne sommes pas là pour vendre du rêve, mais pour fournir un conseil éclairé, justifié par des faits mais aussi par toutes les transactions que nous avons faites par le passé.

Assiste-t-on, comme certains l’affirment, à la fin du boom immobilier?

Non, il y a certes eu un ralentissement, qui a provoqué beaucoup d’incertitudes. Toutefois, nous n’avons jamais eu d’arrêt des transactions. Nous ne sommes pas des théoriciens de l’immobilier, mais nous sommes actifs sur le terrain, en contact avec des sociétés qui vont louer des surfaces et différents groupes d’investisseurs tels que des assurances, des fonds, des fondations d’investissement, des coopératives de logement sans but lucratif, des family offices, et aussi des particuliers et des investisseurs étrangers, tant du côté vente que du côté achat. A nos yeux, le marché reste dynamique, même si les règles du jeu ont changé. Les fondamentaux en Suisse demeurent assez robustes. Tant que la conjoncture reste solide, il y aura toujours des locataires qui signeront des baux et qui apporteront du rendement à des objets qui resteront attractifs. Aucun krach immobilier n’est en vue.

Pendant la période des taux négatifs, les investisseurs ont-ils été confrontés à une pénurie de placements?

Oui, beaucoup de capitaux étaient à la recherche d’opportunités d’investissement, et dans cet environnement, les investissements immobiliers étaient très attractifs, surtout par rapport à d’autres types d’actifs. C’est pourquoi le secteur a souffert d’une surdemande/sous-offre, les prix ont augmenté et les rendements ont baissé. Cette tendance a évidemment changé en juin 2022.

Comment ont évolué les rendements?

Il y a un an, les investisseurs étaient capables d’acheter des biens à des taux de rendement extrêmement bas. Ceux-ci demeuraient toutefois plus avantageux que les obligations, en raison des taux négatifs. En l’espace d’une année, les choses ont beaucoup changé. L’écart entre les rendements prime [le taux de rendement minimum obtenu pour l’acquisition d’un bâtiment qui répond à des caractéristiques précises, ndlr] de l’immobilier de bureau et celui des obligations fédérales à dix ans s’est détérioré de près de 100 points de base. Les investisseurs ne veulent pas acheter des propriétés prime au même niveau de prix, aux mêmes espérances de rendement qu’auparavant; ces propriétés restent intéressantes, mais les fondamentaux financiers pour les acquérir ont changé. Le niveau plancher de la compression des rendements a été atteint et, pour la première fois depuis 2009, les rendements prime sont repartis à la hausse. Fin 2022, ils étaient de 2,2% à Zurich et de 2,5% à Genève.

Face à ce constat, l’immobilier reste-t-il un placement attractif pour les investisseurs?

La hausse des taux a complètement modifié les paramètres de l’investissement. L’immobilier de rendement reste un placement intéressant, car il représente une protection contre l’inflation, contrairement aux obligations, puisque les loyers sont indexés à l’indice des prix à la consommation. Malgré la hausse des taux d’intérêt, les rendements réels restent négatifs dans la situation d’inflation actuelle. C’est pourquoi, les valeurs réelles, comme l’immobilier, restent attractives pour les investisseurs. Aujourd’hui, la raison principale d’investir dans la pierre n’est plus la fuite face aux taux d’intérêt négatifs, mais la protection contre le renchérissement et la sauvegarde du taux d’intérêt réel. Nos clients continuent d’avoir confiance en l’immobilier de bureau. Les taux de vacance sur les localisations prime restent extrêmement bas. Notre activité est stimulée par une conjoncture économique qui reste bonne, tout comme le marché de l’emploi. Notez que les cours des actions ont fortement été corrigés l’automne dernier alors que les évaluations des biens immobiliers sont restées stables. Le ratio d’allocation des investissements immobiliers a par conséquent augmenté et certains investisseurs renoncent, pour l’instant, à élargir leur portefeuille immobilier.

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Comment ont évolué les taux de vacance?

Le marché de l’immobilier de bureau évolue très différemment entre les zones périphériques et les centres-villes. A Genève, le taux de vacance dans le centre atteignait fin 2022 moins de 2%. A l’inverse, il dépasse 18% dans la zone de l’aéroport, un pourcentage élevé qui est également dû à l’arrivée sur le marché de nouvelles surfaces. Le taux de vacance moyen de 6% dans le canton cache donc des écarts très importants. Le phénomène est globalement le même en ville de Zurich, où la pénurie de bureaux s’est accentuée. Le taux de vacance y est passé de 3,4% à 2,6%. A Lausanne aussi, l’offre est limitée, avec un taux de 2,2%.

Que recherchent désormais les entreprises?

Leurs besoins ont évolué en termes de localisation géographique. Elles préfèrent les centres-villes ou des sites bien desservis par les transports publics dans un souci de durabilité. Les espaces de bureaux sont utilisés comme un outil pour attirer les nouveaux talents et surtout motiver les collaborateurs à revenir. Les entreprises autorisent désormais le télétravail. A Genève, le home office était très peu répandu, alors que c’est maintenant un acquis. Le télétravail est désormais intégré dans la réflexion sur la réorganisation des espaces de travail. Pour autant, ces changements n’ont pas d’impact sur la surface totale des bureaux, qui reste stable. Si les open spaces ont moins la cote, nous observons une tendance à plus d’espace collaboratif et de rencontre.

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Et qu’en est-il des investisseurs?

Ils ont aussi l’obligation de rendre leur parc immobilier plus vert pour pouvoir répondre à des critères de durabilité. Certains acteurs se délestent d’immeubles plus anciens ou les rénovent pour les rendre plus attractifs. Il y a cinq ans, si un bâtiment n’avait pas une certification Minergie, ce n’était pas très grave, alors que maintenant c’est un critère essentiel. Des sociétés renoncent à signer des baux si le bâtiment n’est pas certifié. C’est une tendance qui gagne en importance. Les sociétés veulent déménager dans des immeubles labellisés. Les critères environnementaux, sociétaux et de gouvernance (ESG) conditionnent l’achat pour certains investisseurs institutionnels. Or, le taux d’immeubles certifiés du parc immobilier, qui est vieillissant en Suisse romande, est encore très bas. Il y a beaucoup à faire en termes de rénovation. Par ailleurs, les coûts de la construction ont explosé, ce qui a un impact important sur les projets de développement et la manière de revaloriser un immeuble. Les nouvelles règles du jeu offrent aussi des opportunités d’acquisition à des acteurs qui n’arrivaient pas à acquérir des biens, car les prix étaient trop élevés.

Qui sont ces nouveaux acteurs?

Ces investisseurs visent des biens pour lesquels il est possible de créer ou de recréer de la valeur grâce à une gestion dynamique. Ils vont plutôt acheter des biens nécessitant des travaux, des grosses dépenses en immobilisations, voire qui sont sous-loués dans des zones à fort potentiel. C’est une évolution intéressante. Nous les appelons «investisseurs value added».

La généralisation du télétravail en période de pandémie a-t-elle été une source de craintes pour l’avenir de votre segment d’activité?

Il est évident que pendant les restrictions visant à empêcher la propagation de la pandémie, l’activité de location de bureaux a été fortement réduite. Mais c’est désormais terminé et de nombreuses entreprises ont repris leurs projets d’expansion. La façon dont les entreprises travaillent et occupent les espaces évolue. Ce n’est pas parce que nous passons moins de temps au bureau que celui-ci sera moins important. Au contraire, nous nous y rendons plus consciemment et échangeons des idées de manière plus ciblée. C’est pourquoi la qualité de l’espace de bureau est devenue encore plus importante qu’auparavant.

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Profil

1975 Naissance en France, dans le département du Nord.

2002-2006 BNP Paribas Immobilier à Paris, puis à Genève.

2006-2016 Directrice chez SPG Intercity.

2016-2018 Directrice chez Deloitte, responsable des services immobiliers pour la Suisse romande.

Depuis 2018 Directrice chez JLL, nommée en 2021 responsable du bureau JLL Suisse romande.