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Isabelle Chappuis, directrice du Futures Lab: «Le métier de comptable est à 67% robotisable»

Télétravail, nouveaux métiers et donc nouveaux besoins de formation… La crise du coronavirus accélère les changements dans nos vies professionnelle et privée. Comment y faire face? Isabelle Chappuis vous offre de précieuses réponses et rompt une lance en faveur de l’esprit d’anticipation

Isabelle Chappuis, directrice du FUTURES Lab de l'Unil. — © Elodie Jantet
Isabelle Chappuis, directrice du FUTURES Lab de l'Unil. — © Elodie Jantet

Le Forum des 100 a été reporté au vendredi 25 septembre et aura lieu au Swiss Tech Convention Center de l'EPFL. Ce live-chat est réalisé dans le cadre d'une série de rendez-vous, les Tête-à-Tête du Forum des 100 en amont de l'événement. Post-Covid: la technologie peut-elle nous sauver? C'est le thème de l'édition 2020. Inscription: www.forumdes100.ch

 

 

 

Pour Isabelle Chappuis, il faut considérer la crise du coronavirus comme un «tour de chauffe» face à des bouleversements appelés à durer. A la tête du Futures Lab et experte en formation continue de la Faculté des HEC de l’Université de Lausanne, elle étudie l’impact des technologies sur le monde du travail à court terme, mais aussi à l’horizon 2030. En recourant notamment, avec son collègue Gabriele Rizzo, aux méthodes de prospective en vigueur au Pentagone.

Comment le télétravail va-t-il transformer nos vies? Que faire pour lutter contre l’obsolescence professionnelle? Quelles compétences acquérir pour rester concurrentiel face aux robots et à l’intelligence artificielle (IA)? Nos écoles sont-elles adaptées à ces nouveaux défis?

Elle sera également l’une des intervenantes du Forum des 100, le 25 septembre prochain, au STCC de l’EPFL.

Lors d’une discussion en ligne, Isabelle Chappuis a répondu à toutes vos questions. Découvrez ses réponses ci-dessous.

Quelles sont les professions les plus menacées par la digitalisation? Et comment les personnes qui occupent ces emplois peuvent-elles être recasées? (Françoise)

Même si la technologie (robotisation, automatisation…) progresse, les robots ne sont pas encore prêts à nous remplacer sur tous les fronts. Et tous les métiers ne sont pas à risque de robotisation au même niveau. Les métiers physiques et très répétitifs seront les premiers à être robotisés, puis ce sera au tour des métiers pénibles et dangereux (en anglais, les D-jobs: dull, dirty and dangerous). Mais avec l’avènement de l’intelligence artificielle, les métiers dits des «cols blancs» ne seront pas épargnés.

Il y a et il y aura toujours de nombreuses transitions professionnelles possibles – d’ailleurs, «transitionner» d’un métier à un autre pourrait bien devenir la norme dans le futur. Et nous avons constaté qu’il est souhaitable, plus efficace et plus durable de se réorienter en se basant non pas sur le métier que nous avons exercé jusqu’à présent, mais en se concentrant sur nos compétences existantes et en les réorientant vers d’autres professions (parfois radicalement différentes) moyennant des formations de… transition.

Ce n’est pas parce qu’on perd son emploi que toutes nos compétences deviennent inutiles d’un coup. Les humains aussi peuvent et doivent se recycler. Reste à convaincre les RH et recruteurs de donner leur chance à des profils atypiques… qui, soit dit en passant, risquent de devenir typiques, justement!

A titre personnel, êtes-vous à l’aise avec votre smartphone, la visioconférence et tous les gadgets et autres applications qui se multiplient? Ne vous sentez-vous pas submergée? (Charles K.)

Il est clairement difficile de vivre et de travailler dans un monde où il y a tant d’outils numériques disponibles. J’ai eu la chance d’adopter très tôt de nombreux outils collaboratifs, en les intégrant dans mon travail quotidien, mais c’est néanmoins un défi, car ils vous donnent tant de possibilités, car nous devons apprendre à les intégrer dans nos processus de travail et dans notre vie. La question est de savoir comment gérer tous ces «jouets» en parallèle et exploiter les synergies qu’ils peuvent offrir, car nous devons comprendre que tous ces outils font maintenant partie de notre vie et qu’ils ne sont pas des accessoires provisoires. Ils sont comme de nouveaux sens qui nous permettent de pénétrer un monde auquel nous n’avons pas accès autrement, c’est-à-dire le cyberespace. Pour ce qui est du smartphone, les membres de ma famille diraient que je suis un peu trop à l’aise avec;-)

Quelle note donnez-vous à la Suisse en matière de formation continue? Quels sont les pays exemplaires? (Lucie)

Je suis Suissesse et très fière de notre pays:-) Très fière aussi de nous voir régulièrement sur les podiums des rankings du World Economic Forum (numéro 1 en matière d’innovation et numéro 1 en matière de compétences). Par contre, nous ne devrions pas nous reposer sur nos lauriers et je pense que nous pouvons – et devons – faire mieux en matière de formation continue. Si la responsabilité incombe tant aux entreprises qu’aux individus, il s’agit aussi aux politiques de créer un écosystème favorable.

Pourquoi pas un centre national de compétences, qui anticiperait/façonnerait les besoins du marché en termes de compétences du futur et qui aiderait à une réorientation programmée avant l’obsolescence? Ou une «assurance compétences», qui aiderait au financement de réorientation professionnelle?

J’aime bien regarder les pays tels que Singapour ou le Canada, qui tous deux ont adopté une stratégie très novatrice en matière de formation continue.

Par la force des choses, le télétravail s’est généralisé pendant la pandémie. Faut-il s’attendre à un impact durable sur les RH et sur le management des entreprises? Ou voyez-vous déjà des signes du retour à la «normale»? (Andréa)

Les premiers signes du télétravail sont apparus dans les années 1950 déjà, lorsqu’un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur a pu être effectué par un salarié hors de ces locaux en utilisant les nouvelles technologies.

Selon notre avis, ce qui s’est passé avec le Covid-19 représente plutôt l’avènement du «smart-working», à savoir une évolution – parfois radicale – des processus de travail et qui permet accessoirement d’exercer son activité partout et n’importe quand. Et dans ce sens, oui, je pense que les changements sont là pour durer. On peut s’attendre à voir un effet d’hystérèse… à la manière d’un ressort (nos habitudes de travail) sur lequel on aurait tellement tiré qu’il ne pourrait plus reprendre sa forme initiale, même si on arrête de le soumettre à une traction.

Pour ce qui est de la fonction RH, de toute évidence, la crise du Covid-19 aura eu un impact d’accélérateur de changements et la fonction RH va être amenée à profondément évoluer ces prochaines années. De nombreuses nouvelles disciplines vont venir s’ajouter aux tâches traditionnelles, comme

· entretenir la motivation des équipes virtuelles, distribuées/éparpillées sur le globe,

· développer des systèmes d’évaluation pour des travailleurs «onlife» (en permanence online) et «in life»,

· former le capital humain à collaborer avec les machines (développer des compétences «fusion»),

· redéfinir, quantifier et peut-être monétiser le concept de «confiance» dans un monde où les transactions entre employeurs et employés se font dans des réalités étendues,

· etc.

Un vaste et fascinant thème…

Si les robots savent faire de plus en plus de choses, y aura-t-il assez de travail pour les humains quand je serai grand? (Arnaud, 7 ans)

Si les usines se robotisent, et si les pilotes d’hélicoptère et les caméramans sont remplacés par des drones pour produire les reportages télévisés (par exemple), on peut en effet se poser la question de la place des humains sur le marché du travail à moyen/long terme. Le rêve de devenir policier n’est pas mort, mais les méchants que nous devrons traquer se cacheront dans les cybermondes! Et avec la démocratisation des voyages dans l’espace, rêver de devenir astronaute n’est plus totalement irréaliste!

Si les robots vont certainement faire disparaître de nombreux métiers que tu connais aujourd'hui, ils feront disparaître en premier ceux qui sont dangereux et ennuyeux, ce qui est une excellente nouvelle! Et en ce qui concerne les métiers du futur, ils sont à imaginer et à créer. Si tu travailles bien à l’école - et que tu restes très curieux et créatif - il y aura certainement un métier fantastique pour toi!

Quels sont les métiers que vous déconseillez absolument à vos enfants? (Frank)

Ce n’est pas tant le choix d’un métier, aujourd’hui, qui compte mais bien l’attitude que tout un chacun doit dorénavant adopter face à l’apprentissage – qui devra durer toute la vie (dire ça à un ado qui se réjouit de terminer l’école est évidemment tout sauf évident!).

La durée de vie de nos compétences diminue de plus en plus. On dit que 40% de nos compétences sont obsolètes après trois ans – et nous allons donc tous devoir nous réinventer au moins une fois par décennie, donc plusieurs fois dans une vie. D’où la nécessité de rester curieux et motivé à apprendre au quotidien.

Cela dit, dans la mesure du possible, j’essayerais de les motiver à s’orienter vers des métiers qui nécessiteraient l’utilisation de «capital intellectuel» et de compétences émotionnelles, et qui exploiteraient la complexité croissante de l’environnement.

Je suis comptable. Quel est le risque que mon métier disparaisse dans les dix prochaines années? (Jules)

Selon un algorithme que nous avons récemment développé en collaboration avec l’EPFL, le métier de comptable est à 67% «robotisable». Il s’agit évidemment d’une potentialité et non pas d’une prédiction. Cependant, il y a tout de même fort à parier que le métier de comptable va fortement évoluer dans les années à venir.

Il est possible de façonner collectivement des images de futurs possibles pour un métier en particulier et de décrire le profil des individus qui seraient pertinents dans ces futurs. Il est possible d’utiliser la prospective pour imaginer l’évolution des métiers et de s’y préparer – et c’est précisément ce que nous faisons au Futures Lab de HEC Lausanne. Nous l’avons fait pour les métiers de la fonction RH. Nous pouvons et allons le faire pour de nombreux métiers, fonctions ou industries.

HEC Lausanne a toujours une excellente réputation, mais forme-t-elle réellement aux défis de demain? (Gian-Carlo)

Dans le contexte actuel d’évolution technologique ultra-rapide et de grands changements sociétaux, la gestion d’entreprise – que nous enseignons à HEC Lausanne – doit évidemment se réinventer pour permettre à la société de continuer à prospérer – de manière durable – dans la complexité, l’incertitude et l’inconnu. A HEC Lausanne, nous en sommes tout à fait conscients. Nous avons la chance d’être une institution fortement orientée vers la recherche et le futur. D’ailleurs, HEC Lausanne n’est-elle pas la seule faculté en économie de Suisse à avoir un laboratoire sur le futur?:-)

J’ose croire que nous ne sommes donc pas les cordonniers les plus mal chaussés!

J’en veux pour preuve, par exemple, la création récente d’une nouvelle entité unique en son genre, Entreprise for Society (E4S), qui est une collaboration entre HEC Lausanne, l’EPFL et l’IMD, et qui a pour but de développer de la recherche et de former les leaders responsables de demain afin de créer une économie plus résiliente, durable et inclusive, tout en étant capable d’exploiter la puissance des nouvelles technologies. (www.e4s.center)

J’ai regardé le programme du Forum des 100 sur l’intelligence artificielle et l’impact de la technologie post-Covid-19. Je suis étonnée par le nombre de femmes ingénieures et autres qui vont prendre la parole sur ces thèmes habituellement trustés par les hommes. Est-ce le signe d’un intérêt des femmes pour les matières techniques et scientifiques? (Adeline)

Le système éducatif essaie tant bien que mal, et depuis des années, d’encourager les filles à choisir des études et des métiers liés à l’ingénierie. L’EPFL offre d’ailleurs depuis longtemps des camps d’été pour les jeunes filles. Et naturellement, avec le temps et ces multiples efforts coordonnés, les métiers scientifiques vont devenir de plus en plus intéressants et accessibles pour les filles.

Je pense aussi qu’il y a moins d’historique de domination masculine dans le domaine des nouvelles technologies (dès lors qu’elles sont plus récentes!), ce qui encourage probablement les femmes à «oser» participer, bien que nous connaissions leur fâcheuse tendance à refuser les opportunités de s’exprimer en public.

Pour ce qui est du Forum des 100, je pense que les organisateurs se sont aussi donné la peine d’avoir un panel équilibré et qu’ils ont su être convaincants.

Les GAFAM nous font entrer dans une société de la surveillance généralisée. La technologie ne va pas nous aider, elle contribue à nous emprisonner… Votre mission de formation n’est-elle pas d’aider vos étudiants à combattre cette dictature numérique? (#paranokeepsyouhealthy)

Le fait que nous nous dirigeons vers une surveillance généralisée peut être le sujet d’un symposium et il peut y avoir différentes opinions à ce sujet. Mais ce qui est sûr, c’est que la technologie va nous aider. Parce que la technologie évolue à une vitesse exponentielle et que nous pouvons donc lui en demander plus, de plus en plus, et que tous les dilemmes classiques comme celui de la vie privée et de la sécurité peuvent être et seront surmontés probablement au cours des dix prochaines années.

Bien sûr que la technologie pourrait et est déjà utilisée à des fins bien peu éthiques, mais nombreux sont les scientifiques et experts qui œuvrent à trouver et à mettre en place des garde-fous pour que la technologie nous mène vers un monde d’abondance et non pas de domination. Par ailleurs, ces technologies d’ultra-connexion peuvent avoir d’énormes avantages. Pensez à l’application SwissCovid. Même si elle ne fait clairement pas l’unanimité, elle sert néanmoins un objectif très positif.

S’il y a une compétence que les institutions de formation doivent impérativement transmettre à leurs étudiants, c’est bien le self-defense intellectuel, à savoir être capable de discernement, capable de trier les informations des fake news.

Notre mission de formation est donc de développer des individus créatifs, critiques et capables de discernement, qui pourront comprendre et exploiter la complexité et la confluence des tendances qui façonnent notre monde, afin qu’ils soient prêts à créer un monde meilleur.

Les robots vont-ils remplacer les humains? (Antoine)

Alors voilà une question aussi vaste que complexe!

Selon nos économistes – à HEC Lausanne –, lors de périodes difficiles, comme ce fut par exemple le cas lors de la crise financière de 2008, de nombreux métiers ayant un très fort degré d’automatisation ou de robotisation ont disparu, alors que les métiers dont les processus sont difficiles à automatiser ont pour leur part augmenté.

Ce n’est donc pas tant la disparition des métiers dans l’absolu que nous devons craindre mais bien le fait que certains métiers disparaîtront au profit de nouveaux métiers – qui, eux, nécessiteront d’autres compétences qu’il faudra alors développer.

En temps normal, l’introduction de robots dans l’industrie ou dans l’économie n’impacte que modérément le marché du travail, qui arrive à s’adapter progressivement. En effet, durant la période de 2011 à 2019, qui fut relativement calme, nous n’avons pas constaté que l’introduction de robots ait eu un impact particulier sur le marché du travail.

On peut donc en conclure que l’introduction de robots ou la digitalisation n’ont pas réellement d’impact sur le marché du travail, à moins que l’économie ne souffre d’un problème structurel sérieux. Dès lors, et de toute évidence, il y a fort à parier que la crise du Covid-19 fasse disparaître certains métiers et en fasse apparaître de nouveaux.

Les robots remplaceront-ils les humains? Non. Mais ils vont les pousser à devoir se réinventer et se repositionner de manière permanente…

Les nouvelles technologies dans l’éducation vont-elles avoir un impact sur l’apprentissage? (Victor)

Cela fait des années que les universités et les écoles en général jouent avec l’idée d’introduire de plus en plus d’apprentissage en ligne. Le Covid-19 a été un accélérateur incroyable. En quelques semaines, des centaines de cours sont passés du format «présentiel» au format «en ligne» à l’Université de Lausanne grâce à notre extraordinaire équipe du centre de soutien à l’enseignement et à des professeurs très motivés.

L’enseignement en ligne permet un apprentissage personnalisé, fera gagner du temps aux enseignants (à terme!) et dotera les élèves de compétences numériques dont ils auront grand besoin pour leur carrière au XXIe siècle. Mais si les nouvelles technologies ont été une réelle bouée de secours pour l’enseignement pendant le semi-confinement… et qu’il est certain que ces méthodes vont se démocratiser, l’interaction humaine ne pourra jamais totalement être remplacée (en tout cas je l’espère!).

Quelles sont les compétences qui seront nécessaires en 2030? (Monique)

Nous avons compris avec le Covid-19 l’importance des compétences liées à la technologie pour préformer «en ligne». Cette tendance ne va que s’accentuer. Cette nouvelle réalité a aussi mis en exergue l’importance de développer des compétences dites «douces», telle l’empathie, la réflexion critique ou encore la communication ouverte, pour être capable de gérer des équipes virtuelles ou pour collaborer en ligne. De toute évidence, la résilience sera aussi une compétence clé.

Mais s’il y a des compétences qui feront vraiment la différence, selon moi, ce sont bien la capacité à anticiper, la curiosité et le courage, sans lesquels nous ne ferons que subir le futur, alors que nous devons et pouvons en être les architectes.

Dans quelle direction se réorienter professionnellement si tous les métiers sont à risque? (Sophie)

Même si la technologie progresse, les robots ne sont pas encore prêts à nous remplacer sur tous les fronts. Et tous les métiers ne sont pas à risque de robotisation au même niveau. Il y a de nombreuses réorientations professionnelles possibles. Cependant, nous avons constaté qu’il est parfois souhaitable, plus efficace et plus durable de se réorienter en se basant non pas sur le métier que nous avons exercé jusqu’à présent, mais en se concentrant sur nos compétences existantes et en les réorientant vers d’autres professions, parfois radicalement différentes, moyennant des formations de transition. Ce n’est pas parce qu’on perd son emploi que toutes nos compétences deviennent inutiles d’un coup. Les humains aussi peuvent et doivent se recycler.

Etes-vous en faveur du revenu de base inconditionnel qui serait la réponse à la digitalisation de l’économie et de la société? (Marc)

La crise du Covid-19 qui a plongé de nombreuses personnes dans une situation très précaire et dont les conséquences pourraient bien être une augmentation du chômage de longue durée a remis en avant l’idée de l’introduction du RBI, qui en effet pourrait avoir du sens. Mais voilà, il ne me semble pas que le RBI soit en accord avec le concept occidental de notre société, qui n’est pas basée sur la charité et pour laquelle le travail reste un pilier de l’épanouissement individuel et de l’organisation sociale. J’ai donc du mal à imaginer que le RBI puisse être la solution.

J’aime à croire que l’humain peut et doit continuer à développer sa valeur ajoutée sur le marché du travail… et je pense qu’il doit être aidé dans cette démarche et ce, avant qu’il ne perde son emploi.

Et pour cela, il faudra des outils intelligents, comprendre qu’il faudra dorénavant conjuguer travail, récréation (repos/retraite) et recréaction (formation) tout au long de sa vie et un écosystème favorable.

De nouveaux outils intelligents – capables de réorienter les individus en fonction de leur profil personnel de compétences – émergent déjà.

Il est de plus en plus clair pour tous que nous arrivons au terme de la vie en trois phases: étudier, travailler, profiter de sa retraite. Les carrières et plans de vie linéaires vont disparaître. Etudier se fera tout au long de la vie.

Quant à l’écosystème favorable, il faudra des lois et des filets sociaux adaptés à ces nouvelles réalités – en gros un nouveau contrat social – et des responsables RH et recruteurs ouverts!

Quels sont les métiers qui selon vous vont le plus évoluer dans les dix prochaines années? (Jean-Marc)

Tous les métiers vont évoluer, certains de manière incrémentale, d’autres plus drastiquement. L’essentiel est aujourd’hui d’éviter qu’un trop grand nombre d’individus perdent leur pertinence sur le marché du travail. La question est surtout: quelles sont les formations les plus suivies, pour des métiers in fine les plus à risque de robotisation ou d’évolution rapide?

Prenons un exemple. Les formations de vendeur/vendeuse et d’employé(e) de commerce sont des formations particulièrement prisées et sont deux exemples parfaits. Compte tenu des changements technologiques et sociétaux, entre autres, ces deux types de métiers risquent fort d’évoluer drastiquement dans les années à venir.

S’il faut au minimum cinq ans pour faire évoluer un cursus de formation de type CFC (et approximativement huit ans pour une formation universitaire) pour voir les premiers individus formés «correctement» arriver sur le marché, il est impératif de ne pas simplement «mettre à jour» ces formations, mais bien de les «futuriser», si j’ose dire, sinon nous aurons toujours une longueur de retard. Et nos industries et organisations ont absolument besoin de jeunes talents prêts à relever non pas les défis d’aujourd’hui mais bien ceux de demain.

Pourquoi se concentrer sur le futur à l’horizon 2030 alors que nous avons de plus en plus de chômeurs AUJOURD’HUI? (Thomas)

Aujourd’hui plus que jamais nous nous sommes rendu compte de la fragilité de notre système. Rien ne dure, tout se transforme. Et de plus en plus rapidement. Et s’il est évidemment impératif de trouver des solutions aux problèmes qui se posent actuellement et de venir en aide aux personnes qui ont perdu ou vont perdre leur emploi, la crise que nous venons de vivre nous a montré qu’il est impératif de réfléchir à long terme – d’anticiper – afin d’aligner toutes nos actions à court terme (pour répondre à des besoins urgents) sur notre objectif idéal.

Nous ne sommes pas en guerre, alors pourquoi travailler avec les experts de la défense pour imaginer le monde du travail de demain? (Steph)

S’il est un domaine qui doit anticiper les investissements à très long terme, et anticiper les futurs de la manière la plus précise possible, en prenant en compte toutes les tendances existantes et à venir, c’est bien le domaine de la défense. Le manque d’anticipation lorsque l’on doit protéger des vies peut avoir des conséquences terribles. C’est d’ailleurs au sortir de la Seconde Guerre mondiale que la science de la prospective a été développée et elle fait partie intégrante de la défense depuis 75 ans déjà et continue d’y être utilisée de manière quotidienne. Dès lors, si l’obsolescence des compétences humaines représente un risque pour le développement économique de notre pays, et ainsi un risque de sécurité nationale, collaborer avec les experts de la défense semble parfaitement logique!

Comment se préparer au futur alors que tout est devenu si complexe? (Lucas)

Je dirais… en utilisant la prospective (foresight)?!

Evidemment, il n’y a pas un seul futur auquel nous devons nous préparer. Il existe de nombreuses évolutions possibles du présent vers l’avenir et notre responsabilité est de pouvoir d’abord envisager et comprendre autant de futurs possibles, puis de mettre en évidence les défis ou les problèmes les plus pertinents qui se poseraient dans ces futurs afin de préparer les décideurs à y faire face.

L’idée n’est pas de prendre des décisions, mais de se préparer pour, le moment venu, être capable de prendre des décisions les plus éclairées possible.

Les jeunes sont nés avec la technologie. Il suffit de les observer procéder par tâtonnement sans même lire les modes d’emploi. Les plus âgés, eux, ont toujours besoin de comprendre comment ça marche et craignent de se tromper chaque fois qu’ils touchent leur smartphone ou leur ordinateur. Ne faut-il pas admettre une fois pour toutes que les vieux seront de toute façon largués? (Quentin)

Nées à l’ère du big data et de l’accès immédiat à l’information, les nouvelles générations ont leur cerveau câblé différemment, ce qui leur permet de développer de nouvelles capacités, mais parallèlement ils perdent les compétences cognitives des générations précédentes. Non seulement nous sommes confrontés à un risque de pénurie de personnel en raison de l’évolution démographique, mais nous risquons de voir disparaître les compétences (des seniors) historiques du marché du travail.

De plus, dans un monde où les parcours professionnels ne seront plus linéaires, les juniors appréhendent le travail avec une attitude différente. Quand les seniors représentent la stabilité, la loyauté et donc la sécurité, les juniors apportent l’instabilité, l’agilité et donc la résilience – ces deux éléments étant hautement nécessaires lors de périodes troublées, telle celle que nous vivons actuellement.

Plusieurs études de grandes universités font des prédictions très pessimistes et annoncent le remplacement de centaines de millions de travailleurs par des robots aussi bien dans l’industrie que dans les services. Partagez-vous ces vues très noires? (Célia)

Le remplacement aura bien lieu. Mais l’avenir n’est pas aussi sombre, car des emplois ne seront pas perdus: on en créera deux fois plus. Cependant, nous observerons un changement, plutôt un remplacement: des emplois seront créés dans d’autres secteurs, nécessitant soit un niveau d’éducation plus élevé et une plus forte intensité de capital intellectuel, soit dans des domaines considérés comme très humains où la touche humaine sera fondamentale (comme l’art, le conseil, la philosphie, la créativité ou la production artisanale).

Le vrai défi sera de former les individus pour ces nouveaux métiers.

Une phase d’obsolescence professionnelle a été observée après la première révolution industrielle. Pourquoi celle à venir (ou en cours) engendre-t-elle autant de peurs? Se base-t-on sur la RI et ses conséquences? Seront-elles similaires? Si non, en quoi différeront-elles? (Tessa)

En effet, la première révolution industrielle a été suivie de 70 ans de marasme économique. La deuxième a été accompagnée par des mesures de formation (Schooling Act en 1918, entre autres) qui ont permis aux humains de ne pas perdre la «guerre contre les machines», si j’ose dire.

Depuis les années 1980, il semblerait que nous (les humains) soyons en train de perdre du terrain. En effet, si la productivité mondiale a nettement augmenté, le salaire moyen des travailleurs, quant à lui, a stagné. Nous n’avons pas su profiter de manière générale des bienfaits apportés par l’avènement de la démocratisation des ordinateurs (par exemple).

Aujourd’hui, nous vivons la convergence de nouvelles technologies qui donne naissance à de nouvelles innovations, dans tous les domaines et de plus en plus rapidement. C’est la rapidité annoncée du changement qui fera que cette nouvelle révolution sera différente. Et c’est la raison pour laquelle nous devons impérativement nous (les humains) préparer à collaborer avec les machines et à faire évoluer continuellement notre valeur ajoutée.

La nouvelle révolution suscite beaucoup de craintes, car elle implique à nos yeux une remise en cause radicale de notre rapport à nos outils de travail. C’est la première fois que nous constatons le pouvoir que les machines ont sur nous, et qu’elles nous forcent à évoluer.

Selon vous, quelles actions doivent être entreprises par les organisations (privées et publiques) et les individus pour que la transition technologique nous mène vers un avenir souhaitable?

Nous devons exploiter au maximum la prospective pour pouvoir imaginer, comprendre et anticiper les futurs possibles afin de pouvoir agir sur le présent de la meilleure façon possible. Au Futures Lab de HEC Lausanne, nous avons développé une méthodologie pour imaginer, expérimenter et déployer des futurs souhaitables et développer des programmes d’éducation pour la société en conséquence – pour aller du futur au présent, et inversement. Avec un plan.

Notre processus se déroule en deux étapes: nous créons d’abord les images de l’avenir, puis nous agissons pour mettre en place les bases qui nous guideront dans la direction que nous souhaitons prendre. Dans ce processus, en réunissant l’excellence de la Suisse (UNIL-EPFL + ECAL Lab), nous créons non seulement plusieurs scénarios et images du futur, mais aussi des artefacts du futur, introduisant ainsi le «design» dans le processus et l’enracinant dans le présent. Nous envisageons et planifions ensuite des actions pour créer de nouveaux écosystèmes avec des partenaires afin de pouvoir mettre à jour les curriculums de formation et les rendre compatibles avec les besoins futurs en termes de compétences.

Nous dessinons les futurs à l’aide de scénarios et d’artefacts, nous enrichissons les scénarios existants présentant un intérêt pour le secteur privé ou l’Etat (fonctions/métiers très à risque, industries risquant la disruption…), et nous développons des images claires de futurs possibles pour soutenir les leaders dans leurs prises de décision.

La numérisation industrielle nécessite parfois des investissements financiers importants, que toutes les entreprises, en particulier les petites, ne sont pas en mesure de fournir. Comment pensez-vous qu’elles doivent être soutenues, afin qu’elles restent compétitives et qu’elles ne disparaissent pas au profit de grands groupes? (Marina)

Les PME représentent l’agilité et la réponse à court terme de notre industrie et sont donc la clé d’un tissu industriel sain d’une nation. Heureusement, le phénomène de «plateformisation» des infrastructures et de l’économie aide les petites entreprises à répartir les coûts sans infrastructure propriétaire. Il existe déjà plusieurs instruments financiers disponibles, entre autres, avec le prochain Horizon Europe et l’Innovation Fund. En outre, les PME ayant des intérêts complémentaires peuvent se regrouper et exercer une force multipliée sur le marché tout en utilisant la technologie pour partager les bénéfices. Nous parlons de ce phénomène de «communauté» comme d’un trait caractéristique des futurs dans notre prochain livre…

Conclusion:

Je tiens à remercier les lecteurs pour les très nombreuses questions, difficiles mais fascinantes, qui m’ont été posées! A défaut d’avoir pu répondre à toutes les questions et donner des marches à suivre précises pour faire face aux futurs à venir, j’espère avoir au moins pu démontrer l’importance de l’anticipation, de la curiosité et de l’imagination, ainsi que de la nécessité de toujours continuer à apprendre. Je remercie aussi mon collègue futuriste Gabriele Rizzo pour son soutien et son expertise incroyable.

Nous le savons, au-delà des crises, telle la pandémie de Covid-19, la convergence des technologies et l’avènement de nouvelles innovations transforment le monde du travail et accélèrent l’obsolescence des connaissances et des compétences. Les emplois d’aujourd’hui ne seront pas les emplois de demain et le fossé ne fera que s’accroître entre les compétences disponibles actuellement et les compétences qui seront nécessaires sur le marché du travail de demain.

L’anticipation et l’amélioration des compétences est en passe de devenir l’un des défis sociétaux les plus pressants pour les 100 prochaines années. Avec le Futures Lab de HEC Lausanne, à l’Université de Lausanne, nous souhaitons offrir aux individus et aux organisations les moyens de dépasser l’incertitude, d’imaginer l’inconnu et de passer outre le statu quo, afin qu’ils puissent s’approprier, façonner et concevoir leur avenir – avec un plan de développement.

Encore merci à tous!