histoire
Le 6 février 1854, le Neuchâtelois Aimé Humbert signait un traité commercial entre la Suisse et le Japon. 150 ans plus tard, Didier Burkhalter est en visite dans l’Archipel

Quand le Japon ouvrait ses portes à la Suisse
Traité Le 6 février 1864, le Neuchâtelois Aimé Humbert signait un accord commercial entre la Suisse et le Japon
150 ans plus tard, Didier Burkhalter est en visite dans l’Archipel
Lorsqu’il atteint enfin Edo (l’ancien nom de Tokyo) il y a tout juste 150 ans, Aimé Humbert peut confirmer aux industriels helvétiques qui lorgnent vers le Japon depuis 1859 combien l’ouverture au commerce de cet archipel lointain sera périlleuse.
Le Neuchâtelois, nommé ministre plénipotentiaire fin 1862 par le Conseil fédéral avant d’embarquer pour l’Orient, a pourtant confiance. En juillet 1861, lui et son frère Ulysse Humbert, horloger à Genève, ont accouché d’un projet d’association avec des Japonais pour la fabrication de montres, misant sur la qualité des artisans et des maîtres graveurs nippons, dont les sabres de samouraï sont sans égal.
Le grand voyage, hélas, sera semé d’embûches. En Suisse d’abord, le Conseil fédéral refuse de financer l’expédition. Comme le constate aujourd’hui Jean-Marc Barrelet, ancien archiviste cantonal de Neuchâtel, «à Berne, personne n’a vraiment soutenu ce voyage. Pour dire vrai, il s’agissait surtout d’une initiative personnelle, voire industrielle d’Aimé Humbert, alors président de l’Union horlogère.» Dans l’Archipel ensuite, l’intéressé a été fort mal accueilli. Humbert se retrouve coincé pendant près d’un an à Nagasaki, place forte des marchands hollandais installés, depuis 1641, dans l’île-comptoir de Dejima. Ces derniers sont devenus à partir des années 1840 de puissants intermédiaires économiques pour le shogunat Tokugawa, dont le régime seigneurial agonise.
Deux hommes vont lui ouvrir les portes d’Edo. Le premier est un marin, le lieutenant-colonel de Casembroot, le second un diplomate, Dirk de Graeff van Polsbroek. Détail croustillant pour Didier Burkhalter – en visite officielle cette semaine à Tokyo pour la commémoration de la signature du premier traité de commerce le 6 février 1864 –, le Royaume des Pays-Bas offre même, dans la capitale, le gîte à la Confédération: «Comme ils étaient inoccupés, écrira Aimé Humbert dans ses fameux récits publiés en 1866 par Le Tour du monde, leurs bâtiments ont servi d’asile ou de résidence aux membres de la légation suisse.»
Aimé Humbert écrit en horloger. Maniaque des détails. Mœurs, habits, architecture, personnages… et anecdotes économiques à faire pâlir un consultant moderne. «Au Japon, il y a absence complète de commerce par eau sur les côtes du Grand Océan. […] Le Tokaïdo et d’autres chaussées sont donc les vraies artères de l’alimentation d’Edo.» Le négociant pointe sous le diplomate: la Suisse, lancée après la guerre du Sonderbund dans une révolution industrielle accélérée où le chemin de fer joue un rôle capital, a, selon lui, de bonnes chances de profiter du désintérêt japonais pour la mer.
Le nom du Tokaïdo, la route Osaka-Tokyo, revient souvent, tant il constitue la colonne vertébrale du pays: «La compagnie des Indes néerlandaise a compté trente-trois grandes villes ayant châteaux, et cinquante-sept petites villes ou bourgades non fortifiées», raconte Aimé Humbert. La précision est utile pour les futurs exportateurs helvétiques: à la veille de l’ère Meiji de modernisation à marche forcée, le Japon paraît prédisposé au modèle occidental. L’urbanisation nipponne sied aux technologies et aux modes de vie européens. Son compagnon de voyage, un Appenzellois de l’industrie textile, prend des notes.
Observateur aiguisé, le signataire du traité d’amitié est curieux de tout. L’actuel président de la Confédération, qui a été reçu lundi en audience par l’empereur Akihito, pourra lire ses descriptions des marchés. «Ici l’on hache, écrit Humbert. Là on pile du riz et on en fait des galettes. Sur toute la ligne, on débite du saki, du thé, du poisson séché […] étalés sur des tables.»
Mais le Japon le plus cher à Aimé Humbert est celui des samouraïs et de leurs armes blanches. Le métal unit les guerriers à l’horloger, qui rêve de vendre des montres à ces aristocrates, avec leurs armoiries gravées. «Leurs sabres, surtout, dont la trempe est sans rivale, sont généralement enrichis, à la poignée et sur le fourreau, d’ornements en métal gravés et ciselés avec une grande finesse. […] On peut se figurer l’aversion que les armes à feu de l’Occident doivent inspirer à ces gentilshommes.»
L’historien genevois Philippe Neeser, longtemps expatrié au Japon, détaille, dans un texte publié par l’ambassade de Suisse, les conséquences du passage d’Humbert: «Il marque le début de nombreuses et fructueuses activités commerciales suisses, exportant armes, montres, instruments de précision, etc. Les firmes commerciales Favre-Brandt, Sieber-Hegner, Liebermann-Wälchli, etc. s’établissent et commencent à prospérer.» Les grands de la chimie, ou Nestlé, prendront, eux, pied dans l’Archipel à l’orée du XXe siècle.
Le traité de commerce de 1864 a depuis été remplacé… par l’accord de libre-échange signé en 2009. La Suisse est aujourd’hui le huitième partenaire du Japon, vers lequel elle exportait 7 milliards de francs de biens et services en 2011. Deux époques. Deux pays. Vraiment? A l’heure de la révolution engagée par le premier ministre Shinzo Abe, la description de la bureaucratie nipponne par Aimé Humbert – si responsable de l’hermétisme de l’Archipel – étonne par son actualité provocatrice: «D’un bout à l’autre de la hiérarchie administrative, chaque fonctionnaire est flanqué d’un contrôleur attitré. Le génie des employés s’épuise à ne rien faire, à ne rien dire qui puisse fournir matière à des rapports compromettants. […] Il y a donc, à Edo, deux sociétés en présence. L’une, armée et privilégiée, emprisonnée dans sa vaste citadelle. Et l’autre, désarmée, soumise à la domination de la première.»
Aimé Humbert et son frère horloger veulent s’associer avec des Japonais pour la fabrication de montres